Nouvelle ère et forces en présence
En 1973, le monde du rallye entre dans une nouvelle ère, avec l’instauration du championnat du monde, qui décernera un titre de champion du monde des constructeurs, celui des pilotes devant attendre 1979. Le premier rallye de cette nouvelle ère du « WRC » est, comme la tradition le veut, le rallye Monte-Carlo.
Plus de 300 concurrents sont présents au départ des différentes parcours de concentration en provenance d’Alméria, de Glasgow, Rome ou même Athènes et Oslo, et plusieurs constructeurs apportent un soutien usine. Lancia engage quatre Fulvia HF Groupe 4, dont celle de Sandro Munari, mais se focalise sur la mise au point de sa nouvelle arme prévue pour 1974, la future Stratos. Ford aligne trois puissantes Escort RS1600, dont celles des « finlandais volants » Hannu Mikkola et Timo Mäkinen, tandis que Fiat aligne quatre Spider 124 rallye avec en pointe Björn Waldegard, déjà vainqueur en 1969 et 1970 sur Porsche.
Mais les regards sont surtout rivés vers le grand favori, Alpine, qui engage en usine cinq berlinettes A110 1800 Groupe 4, redoutables sur les routes sinueuses du Monte-Carlo grâce à leur exceptionnel rapport poids puissance, puisque les petites diablesses bleues ne font que 710 kilos à vide pour plus de 170 chevaux. Alpine peut compter sur ses fameux « 4 mousquetaires » (surnom donné par les anglais) que sont Jean-Claude Andruet, Jean-Pierre Nicolas, Jean-Luc Thérier et Bernard Darniche, sans oublier aussi le grand Ove Andersson, vainqueur en 1971 avec Ford. Alpine a résolu ses soucis de boîte de vitesses qui avaient gâché leur participation en 1972. Surtout, le A fléché connaît un tournant majeur dans son histoire en cette année 1973, puisque le petit constructeur sportif français, affaibli par des grèves l’année précédente, est désormais entre les mains de Renault qui a pris une participation majoritaire. Le début d’une absorption qui conduira à la naissance de Renault Sport quelques années plus tard, mais ceci est une autre histoire…
Colère froide !
A l’issue du parcours de concentration, la mise en bouche des 17 kilomètres du col du Corobin, dans les Alpes de Haute Provence, permet à Munari sur Lancia et Mikkola sur Escort de virer en tête avec le même chrono, en ayant profité de conditions humides mais meilleures que ceux qui ont ouvert la route, dont les Alpine, lesquelles ont du affronter davantage de verglas.
Commence ensuite le parcours commun, et un premier juge de paix survient lors de la 3ème spéciale de 45 kilomètres dans Burzet, en Ardèche, à la tombée de la nuit. La burle, le vent local, a créé d’énormes congères sur le plateau. Darniche s’y enlise et accumule un énorme retard mais bénéficie du secours de Waldegard qui aide le français à s’extirper puis ouvre la route grâce à sa Fiat plus lourde et plus à l’aise, avant de sortir de la route ! Puis, alors qu’environ la moitié des concurrents est passée, un violent accident provoque l’interruption de l’épreuve pour laisser place aux secours. Les congères se reforment et la spéciale devient à nouveau impraticable pour les voitures de rallye, d’autant que des spectateurs impatients ont repris leurs voitures, rendant la situation chaotique. 144 concurrents se retrouvent bloqués à Burzet et se retrouvent exclus de la course ! Malgré les raisons avancées, la décision est très contestée, et une bonne partie des exclus décide d’aller manifester afin de bloquer la route du rallye à l’entrée de Digne.
Au cours des spéciales suivantes, les Alpine s’affirment et sont à la lutte avec Sandro Munari. Andruet prend le leadership, malgré une sortie à St Bonnet-le-froid qui lui coûte une minute. Les Lancia sont finalement éliminées, notamment sur sortie de piste de Munari. Qui plus est, l’épreuve commune est amputée des deux dernières spéciales lorsque les premières voitures arrivent à Digne, car elles sont bloquées par les exclus du Burzet qui bloquent la route. Les concurrents encore en course doivent rejoindre Monaco par la route la plus directe, annulant deux spéciales. Au terme du parcours commun, dominé par Alpine, Andruet possède une avance de près de deux minutes sur son coéquipier Andersson et plus de trois minutes sur Nicolas.
Le final du Monte-Carlo se déroule la nuit du jeudi au vendredi. Andruet dispose de 1’44 d’avance sur Andersson mais, malgré les consignes de prudence de l’équipe, les pilote se battent jusqu’au bout. Alors que le leader fait montre de prudence et que Thérier sort dans le turini, piégé par de la neige jetée sur la route par des spectateurs, Andersson roule à tombeau ouvert et reprend un temps fou à Andruet.
Coups pour coups !
Dans le second passage du Turini, Andruet crève à l’arrière gauche et parcourt les 18 kilomètres restants sans changer de roue, perdant 3’ et chutant à la troisième place, relégué désormais à plus d’une minute d’Andersson, qui n’a cependant pas pu trop creuser l’écart à cause d’un mauvais choix de pneus. Pis, dans le second passage du col de la Couillole, le suédois est sorti à son tour et a crevé deux pneus, perdant quarante-cinq secondes ! À deux spéciales de la fin, Andersson ne compte plus que dix secondes d’avance sur Nicolas et vingt sur Andruet, rien n’est encore joué. Dans le troisième passage du Turini, Andruet reprend 31″ à Nicolas, 34″ à Andersson et se repositionne en tête de la course !
La victoire va se décider dans les dix-huit kilomètres du col de la Madone. Seulement quatorze secondes séparent les deux premiers. Lorsqu’Andersson s’élance, Le Suédois joue le tout pour le tout ; il accomplit le parcours en 15 min 23 s, pulvérisant le record de quarante secondes. Le suspense est à son comble. Lorsque l’Alpine d’Andruet est à l’arrivée de la spéciale, c’est l’estocade : 15 min 11 s ! soit 12″ de gagnées sur Andersson en dix-huit kilomètres, un authentique exploit pour l’équipage Andruet-« Biche » qui s’adjuge la victoire après bien des péripéties. Nicolas, quant à lui, n’a pu défendre ses chances : à court d’essence, il a dû effectuer la descente du col en roue libre. Il préserve néanmoins sa troisième place, assurant le triplé Alpine, devant l’Escort de Mikkola, vainqueur du Groupe 2.
Le public exulte et n’en croit pas ses yeux ! Andruet dans cette ultime spéciale a sorti un pilotage d’un autre monde. Sa coéquipière, « Biche », qui devient alors la première femme à remporter une épreuve mondiale, dira qu’elle n’avait jamais vu une voiture aller aussi vite. « Je n’ai jamais vu une voiture aller aussi vite. On volait littéralement. C’était hallucinant, Jean-Claude était déchaîné. La plus petite faute nous aurait propulsés dans le décor. Il n’en a pas fait. C’est le genre de coup de génie dont Andruet a le secret »
« Je n’ai pas laissé 20cm de rab au freinage » dira Jean-Claude Andruet, en se remémorant bien plus tard son exploit. Alpine signe un triplé historique, augurant d’une année exceptionnelle qui s’achèvera par le titre mondial.