Sur son excellente McLaren-Porsche, véritable épouvantail du début de saison, le leader du championnat Alain Prost a signé la pole position dans les rues de la Principauté, pulvérisant de deux secondes son chrono de 1983. Il devance Nigel Mansell, les Ferrari d’Arnoux et Alboreto, puis les Renault de Warwick et Tambay. Les voitures dépourvues de turbo sont évidemment à la ramasse.
Une course chaotique
Monaco, 3 juin 1984. Des trombes d’eau s’abattent sur la principauté de Monaco. Une proposition de Niki Lauda est retenue : sous le tunnel, l’asphalte est arrosé, afin d’éviter des changements d’adhérence abrupts. Chez Toleman, petite écurie modeste, face à cette météo dantesque, on tente un coup de poker : le jeune débutant Ayrton Senna n’embarque que les deux tiers de l’essence nécessaire pour couvrir les 78 tours prévus, en tablant sur un arrêt à la limite des deux heures.
Fidèle à son approche pragmatique, Prost ne prendra pas de risques inconsidérés lors du grand prix. Bien que leader, il est talonné par le fougueux Nigel Mansell sur sa Lotus. Au 11e tour, alors que des commissaires essaient d’évacuer la Brabham de Corrado Fabi, Prost heurte, heureusement à très faible allure, l’un d’entre eux. Mansell, qui était juste derrière, en profite pour déboîter et le doubler. Pendant ce temps, deux hommes derrière réalisent une remontée impressionnante : Ayrton Senna et le jeune allemand Stefan Bellof, qui roule sur Tyrrell. Au 14e tour, le brésilien double Arnoux et pointe en 4e position, tandis que Bellof, parti 20e sur la grille, est 8e !
Mansell s’échappe en tête, roulant deux secondes au tour plus vite que Prost, mais, imprudent, il part à la faute au 16e tour dans la montée vers le Casino et heurte le rail. La Lotus est pliée. Le pilote McLaren reprend la tête et semble destiné à la victoire, mais, derrière, les regards se portent sur Senna et sa modeste Toleman-Hart. Après avoir passé Lauda au 19e tour, le brésilien remonte comme une fusée sur Prost, lui reprenant plusieurs secondes par tour. Alors que l’écart était de 33 secondes au 20e passage, il n’est plus que de 11 secondes au 30e passage ! La pluie gomme les différences de performances entre les monoplaces, mais, surtout, le déluge ne semble pas perturber le jeune brésilien. Pourtant, Senna n’est pas le plus rapide en piste ! L’allemand Stefan Bellof sur sa Tyrrell roule encore plus vite, après avoir passé au forceps Arnoux quelques tours plus tôt pour le gain de la 3e place, mais l’écart sur les leaders est encore important.
Après plusieurs tours d’hésitations, alors que Prost fait de grands gestes dans la ligne droite pour alerter les autorités, que la pluie continue de s’intensifier et que les sorties de piste s’accumulent, le directeur de course Jacky Ickx décide sagement d’interrompre la course à la fin du 32e tour. Le drapeau rouge est agité. La réglementation stipule les pilotes doivent rejoindre la grille « à vitesse raisonnable ». Alain Prost, alors en tête de la course, se conforme au règlement et arrête sa monoplace juste devant la ligne de départ, au niveau des commissaires brandissant le drapeau rouge et le drapeau à damier, signifiant que la course est arrivée à son terme et qu’il n’y aura pas de seconde manche. Revenu comme une flèche dans les ultimes boucles, Senna surgit seulement quelques secondes après, mais n’obtempère pas aux ordres des commissaires et n’arrête pas sa monoplace devant les drapeaux, passant à fond sur la ligne d’arrivée. Il contrevient à la réglementation, puisque la course étant interrompue mais échappe finalement à la disqualification et termine deuxième de la course.
Prost/Senna : premier acte
Senna salue la foule, pensant avoir gagné puisqu’il a dépassé Prost. Erreur : le Grand Prix ne repartira pas et, conformément au règlement, son classement sera celui du 31ème tour. Lorsqu’il revient aux stands, on lui annonce qu’il est finalement classé deuxième et laisse éclater sa colère envers la direction de la course. La confusion est totale. La plupart des chefs d’équipes n’ont pas aperçu le drapeau à damiers et se rendent à la tour de contrôle pour demander à quelle heure est prévu le second départ. Il n’y en aura pas. Alain Prost est bel et bien déclaré vainqueur, mais Ayrton Senna ne décolère pas. Un tour ou deux de plus, et le jeune brésilien prenait officiellement les commandes. La course ayant été intérrompue avant la mi-course, seulement la moitié des points est attribuée. Prost ‘engrange donc que 4,5 unites…et perdra le titre face à Niki Lauda pour…un demi-point !
A fleur de peau, Senna estime devant quelques journalistes, qu’on lui a « volé » la victoire. « Quand il pleut, vous risquez de perdre le contrôle ou de percuter quelqu’un qui perd le contrôle mais si vous sentez que vous dominez la situation alors c’est vous qui agissez sur les événements au lieu de les subir » Ses supporteurs crient au scandale, et même la fédération brésilienne s’en mêle, n’hésitant pas à avancer sa théorie du complot en pointant du doigt les liens unissant Jacky Ickx à Porsche, le motoriste de McLaren, quand d’autres accusent déjà un axe franco-français entre Prost et Balestre, le président de la FISA. Rien ne dit pourtant que Senna aurait gagné si la course avait continué, car sa Toleman commençait à subir une surchauffe moteur et sa suspension avait été endommagée contre un vibreur. Senna n’avait pas embraqué suffisamment de carburant pour aller au bout de l’épreuve, ce qui aurait pu lui valoir une panne sèche en fin de course. De plus le pilote le plus rapide au moment de l’interruption n’était pas Senna mais Stefan Bellof qui, grâce à sa voiture à moteur atmosphérique, aurait été un rival redoutable pour celui-ci.
Quoi qu’il en soit, ce jour-là, éclipsant le succès d’Alain Prost, c’est Ayrton Senna qui a crevé l’écran. La légende de Magic peut commencer. Le pauliste vient de montrer, pour son 6ème grand prix seulement, tout son talent et tout sa détermination. Studieux, totalement focalisé sur l’amélioration de son physique, encore chétif, et de ses capacités de mise au point, le jeune pauliste est entièrement tourné vers un objectif : la victoire. Et pour ce faire, il faut détrôner l’homme fort du moment, qui est Alain Prost. Ce n’est que partie remise ! La rivalité ne fait que commencer…elle durera presque une décennie !