La longue et tortueuse conquête de l’Amérique
Au début des années 80, alors que la Formule 1 connaît un formidable essor médiatique et économique, Bernie Ecclestone cherche déjà à développer ce sport aux USA, le pays où la NASCAR et Indianapois règnent. A l’époque déjà, on compte deux courses chez l’Oncle Sam: le GP des USA Ouest, qui se tient à Long Beach dans la banlieue de L.A, en quelque sorte le GP de « Monaco » américain, et le GP des USA Est, sur le beau mais vieux circuit de Watkins Glen. Ecclestone veut du neuf, du show et surtout des annonceurs qui lâchent les billets (toute ressemblance avec une situation actuelle est purement fortuite), donc bye bye Watkins Glen, et bonjour…Las Vegas, rien que ça !
Bien que le grand prix prenne le nom très glamour du célèbre Casino « Ceasars’Palace », en l’honneur du promoteur de l’évènement, le tracé est réalisé sur…le parking du casino ! Certes, les parkings, c’est vaste aux USA, mais entre celui-là, délimité par des blocs de béton, et celui d’un supermarché Mammouth, on n’aurait pas vu la différence. Et encore, Mammouth écrasait les prix (spéciale dédicace Coluche), ce qui n’est pas le cas dans « Vice city »…Ce tracé très sinueux et sans grand intérêt, plus proche d’une piste de kart, n’est pas du goût des pilotes, qui critiquent la poussière de la piste et la dangerosité des virages pris en aveugle à cause des hauts blocs de béton. Mais Ecclestone n’ a que faire de l’avis des pilotes, c’est la TV et les billets verts qui décident. De plus, les pilotes tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, d’où une grande sollicitation des muscles du cou. Avec la tenue des pneus, la résistance physique sera déterminante dans cette course, à une époque où les pilotes ne sont pas vraiment des acharnés de la salle de sport.
Trois hommes pour une couronne
Trois pilotes peuvent prétendre au titre mondial. Le pilote de Williams Carlos Reutemann est en tête du classement avec 49 points, une longeur seulement devant le pilote Brabham Nelson Piquet. Si Reutemann ne termine pas parmi les six premiers, Piquet n’a besoin que d’inscrire un point pour l’emporter car il a gagné une course de plus que son rival et le battrait au « goal average ».
Reutemann bénéficie certes d’une excellente machine mais il est en froid avec son équipe. Depuis sa révolte du début de saison, où il a désobéi aux consignes pour gagner au Brésil, Reutemann, au caractère souvent ombrageux, s’est attiré l’inimitié, pour ne pas dire davantage, de son équipier, le rugueux Alan Jones, mais aussi de Frank Williams, du directeur technique Patrick Head et d’une bonne partie des mécanos. Le patron de Grove est fidèle à sa réputation de froideur envers ses pilotes, le championnat des constructeurs passant avant tout. Reutemann se sent isolé, or le mental est son point faible. Conquérant à mi-championnat, il a depuis baissé de régime et se retrouve donc sous la menace de Piquet.
Nelson Piquet est entièrement soutenu par son patron Bernie Ecclestone et bénéficie d’une ambiance bien plus favorable que son rival. Sa Brabham BT49C est une machine redoutable, notamment grâce à l’ingéniosité de Gordon Murray qui a su malicieusement contourner l’interdiction des jupes latérales mobiles. Malheureusement, le vendredi, Piquet est frappé par de terribles douleurs aux muscles cervicaux et le mal est profond : le Brésilien a des plaques de calcium sur certains muscles autour de la colonne vertébrale. Bourré de calmants, il devra affronter la douleur et tenir pour aller jusqu’au bout.
De son côté, Jacques Laffite n’a rien à perdre. Il sait qu’il peut tout à fait coiffer les Sud-Américains sur le poteau, mais il faudrait des circonstances incroyables.
Au bout de la souffrance
Avantage Reutemann à l’issue des qualifications. Malgré une voiture qu’il semble avoir du mal à conduire, l’argentin décroche la pole, devant son équipier. Mais attention, Jones ne bougera pas le petit doigt pour lui ! Piquet est 4e tandis que Laffite, seulement 12e, est presque déjà hors jeu.
C’est la course ! et c’est un départ catastrophe pour Reutemann ! Déjà rélégué 4e à l’issue du premier tour, il se montre bien lent et chute même en 7e position dès le 3e tour. Visiblement, la boîte de vitesses fait des siennes et il a déjà perdu un rapport. Heureusement pour lui, Piquet, amoindri, n’est que 8ème.
Au 18e tour, sur un freinage prudent de Reutemann, Piquet le double mais, en naviguant en 7e position, donc hors des points, il ne reprend pour l’instant aucune unité à son rival. Par contre, suite à un superbe départ et un excellent début de course, Laffite est 3e et n’est donc plus qu’à deux unités de Reutemann. Il faudrait cependant un miracle pour le pilote Ligier car même une 2e place ne suffirait pas, or la victoire ne semble pas pouvoir échapper à Jones, leader incontestable depuis le départ.
Au 22e tour, Piquet passe Watson puis profite de l’abandon de Villeneuve pour passer 5e au 27e tour, ce qui le met désormais en tête virtuellement du championnat (50 contre 49). Dans la seconde partie de la course, les positions bougent beaucoup en fonction des changements de pneus, mais Piquet semble tenir un avantage. Sauf que, dans les 25 derniers tours, les pneus commencent à souffrir terriblement. Si Reutemann, en délicatesse depuis le départ, subit totalement les évènements, Piquet doit rester au minimum 6e pour devenir champion. Encore 3e à 20 tours du but, il est doublé par Giacomelli, puis par Mansell. Les 15 derniers tours sont un calvaire pour le brésilien. Affaibli par ses douleurs, épuisé par la chaleur – il avouera même avoir vomi dans son casque – il perd la fluidité et son rythme s’effondre. Son pilotage s’en ressent et il concède désormais plusieurs secondes par tour à Watson et Laffite qui, chaussés de pneus neufs, remontent comme une balle. Il avait 23″ d’avance sur Watson au 61e tour, il n’en a plus que 12″ à 5 tours du but.
Dernier tour ! Piquet a encore 8 secondes d’avance mais il se traîne littéralement en piste, on dirait qu’il est dans un tour de chauffe. Et ce n’est qu’avec 1″5 de marge que le carioca conserve sa 5e place, synonyme de titre ! Reutemann termine pour sa part à une anonyme 8e place, il a tout perdu. Et pour l’argentin, ce sera le calice jusqu’à la lie ! Sur le podium, Piquet est fêté en champion comme il se doit par…Jones, l’équipier de Reutemann, qui savoure cette revanche. Williams fête allègrement la victoire de l’Australien sans aucune considération pour la défaite de leur autre pilote, qui, une nouvelle fois attaqué sur sa prétendue fragilité psychologique, se plaint d’avoir eu une monoplace bien rétive. De là à ce que la théorie du sabotage prenne racine…Patrick Head balaie tout cela d’un revers de main et estime que la voiture était sans reproche…une manière de dire que c’est le pilote qui a failli.
Nelson Piquet pour sa part devient le 2e brésilien, après Emerson Fittipaldi, à décrocher le titre. Une petite revanche pour ce fils de bonne famille qui s’est lancé dans le sport auto contre la volonté de son père, homme politique réputé du pays. Piquet n’a pas été le plus flamboyant en piste, mais il a été un fin tacticien, « à la Lauda ».
Dégoûté, Reutemann annonce dans un premier temps sa retraite, puis fait machine arrière en fin d’année, puisque Jones s’en va et que Williams lui propose de récupérer le statut de n°1. Une enquête interne confirmera d’ailleurs que la boîte de vitesses utilisée à Las Vegas par « el lole » était en effet en piteux état…Mais après une 2e place au Brésil en début de saison 1982, l’argentin quitte brusquement l’équipe et prend sa retraite définitive. Une fin en queue de poisson pour l’un des pilotes les plus talentueux des années 70, qui nous a quittés récemment.
ça c’est un circuit qui ferait bavé la f1 moderne !