30 ans déjà : débuts tonitruants d’Alesi au Castellet !

Chaises musicales

Juillet 1989. Le duel Prost-Senna électrise la F1 et éclipse tous les autres pilotes, réduits au rôle de faire-valoir. La France cherche un autre tricolore qui enflammerait les cœurs, car derrière la réussite du Professeur, la nouvelle génération peine à émerger : Laffitte a pris sa retraite bien malgré lui en 1986 suite à son terrible accident aux jambes de Brands Hatch ; René Arnoux, l’ancien rival de Prost chez Renault, approche doucement de la retraite dans l’anonymat du peloton avec Ligier. Des jeunes ont percé puis sont repartis sans confirmer, comme Pascal Fabre et François Hesnault. Certains ont vu leur trajectoire brisée, comme Didier Pironi et Philippe Streiff, tétraplégique suite à un accident au Brésil. D’autres n’ont jamais réussi, en dépit de leurs qualités, à percer et rejoindre le haut de la grille, comme Philippe Alliot et Yannick Dalmas.

Or, en cet été 1989, les destins vont s’entrecroiser et précipiter l’ascension de Jean Alesi vers les sommets. Le week-end précédent le Grand Prix de France, Derek Warwick, engagé avec Arrows, se blesse sérieusement dans un accident de Karting. Le pilote F3000 de Jordan, Martin Donnelly, serein depuis qu’il a un contrat d’essayeur Lotus dans la poche, préfère rester en Irlande pour assister à un mariage plutôt que d’aller serrer des mains dans le paddock du Castellet. Mais c’est au sein de la vénérable écurie Tyrrell que ce début d’été est le plus agité. Ken Tyrrell, « Oncle Ken » pour les initiés, est en conflit avec son pilote leader, l’italien Michele Alboreto.

La petite écurie britannique, qui avait régné au début des années 70 au temps du fameux tandem Jackie Stewart-François Cevert, doit se battre pour survivre financièrement. Michele Alboreto, qui a quitté Ferrari l’année précédente, est certes sur la pente descendante mais il a conservé un bon coup de volant et surtout le soutien financier de Marlboro. Or, Tyrrell vient de conclure à partir du Grand prix de France un contrat de sponsoring de Camel, le cigarettier rival. Alboreto refuse de défendre les couleurs de Camel alors qu’il est sous contrat avec Marlboro, prétexte qui masque mal des relations devenues exécrables entre l’italien et le team-manager anglais. Ironiquement, Alboreto perdra peu après le soutien financier de Marlboro et trouvera refuge pour le reste de la saison chez Larousse, sponsorisée par…Camel ! Quoi qu’il en soit, le refus d’Alboreto oblige Tyrrell à chercher un remplaçant en toute hâte.

 9 Juillet 1989, la révolution d’Avignon

A l’époque, tout patron à la recherche d’un jeune loup talentueux se tourne vers la F3000, qui est « l’antichambre de la F1 ». Proximité du sponsoring aidant, c’est vers Jordan que Tyrrell se tourne pour dénicher le remplaçant d’Alboreto. Donnelly, britannique et expérimenté, est son premier choix mais le contrat que le jeune irlandais a signé avec Lotus fait obstacle. Ken Tyrrell sait que, au cas où Alboreto confirme son départ, il aura besoin d’un pilote à plein temps pour le reste de la saison. Quand bien même Lotus accepterait de « prêter » Donnelly, ce ne serait sans doute pas pour plusieurs courses et encore moins sans contrepartie financière.

Jordan s’active pour caser ses deux pilotes en Grand Prix et conclut un accord avec Jackie Oliver, team manager d’Arrows, pour aligner Donnelly en France. Reste le cas de Jean Alesi, qui vient de gagner à Pau et que Jordan soumet à Duncan Lee, responsable marketing Camel. Tyrrell ne connaît pas le moins du monde Jean et accepte de l’engager sur une seule course, pour voir. Rassurant, Tyrrell lui dit dans le paddock : « écoute, ce sera extrêmement difficile. Si tu ne te qualifies pas, ce ne sera pas un drame. On ne te jugera pas sur une seule course. »

Incroyable coïncidence, les débuts se feront au Castellet. Une aubaine pour Jean, qui sera devant le public de Provence, sa terre, sur un circuit qu’il connaît déjà et sur lequel il a triomphé en F3. Mais c’est aussi une énorme surprise et une pression inattendue, qui lui tombe dessus une seule semaine avant la course. Pour l’anecdote, un autre pilote français fait aussi ses débuts au Ricard : Eric Bernard, recruté par Larousse ! Décidément, ces deux-là, qui s’affrontent depuis la finale du volant Winfield 1983 au…Castellet, sont inséparables. Jean Alesi sait que s’offre devant lui une occasion inespérée de montrer son talent, mais il n’a encore jamais pris le volant d’une F1. C’est lors des premiers essais libres du Grand Prix qu’il découvrira sa Tyrrell. A priori, le Grand Prix du Castellet sera sa seule sortie en Formule un, puisque le retour d’Alboreto, qui a fait le déplacement au Castellet pour arrondir les angles avec Tyrrell, est prévu dès la Grande-Bretagne.

Vendredi. Le paddock est en effervescence, car Alain Prost vient d’annoncer le matin même lors d’une conférence de presse sa séparation avec McLaren, où la guerre psychologique avec Ayrton Senna bat son plein. Loin de cette agitation, Jean arpente discrètement la pitlane pour la première séance de roulage. Les doutes sont levés pour Ken Tyrrell, qui, fidèle à son flair, comprend rapidement qu’il ne sera pas déçu par son deal avec Eddie Jordan : alors qu’il découvre la voiture, les pneus et qu’il doit se contenter d’un baquet adapté à Alboreto retravaillé à la hâte, Jean réalise le 7ème temps des premiers essais libres en collant une seconde à Jonathan Palmer, son expérimenté coéquipier. Le paddock est étonné !

Pour la séance de qualification, il recule en ne décrochant que le 16ème chrono : « il fallait quand même que je lève un peu » déclare-t-il malin. Sans compter que jean défraye la chronique : ne voit-on pas messieurs Nigel Mansell et Gerhard Berger en personne (pilotes Ferrari) débouler dans le stand en colère pour intimer l’ordre à Tyrrell de calmer sa jeune recrue ? Certains diront que c’est l’hôpital qui se fout de la charité…Fougueux, l’avignonnais les a passés en frôlant leurs roues dans la partie très rapide comprise entre la courbe de Signes et le double droit du Beausset. Sans doute se demandent-ils pour qui se prend ce jeune blanc-bec. Tyrrell exulte : il ne s’est pas trompé, il a mis le doigt sur une perle rare…

Dimanche, le Grand Prix. 85000 spectateurs, nouveau record d’affluence, se sont massés sous un soleil radieux et écrasant de chaleur. Au premier départ, le freinage brutal du peloton provoque le spectaculaire crash de la March de Mauricio Gugelmin, qui décolle et part en tonneau en se retournant. Le brésilien s’en remet vite…et signera le meilleur tour en course plus tard !

Dans cet accident, Jean Alesi évite de peu les dommages collatéraux en coupant le virage et peut prendre le second départ. Avec une Tyrrell propulsée par Ford Cosworth client, qui rend beaucoup de chevaux au V12 Ferrari et au fameux V10 Honda, la course ne sera pas une sinécure mais l’écurie britannique va profiter des pneus Pirelli très en forme sur l’asphalte varois. Très vite, il passe son équipier Palmer et la lâche irrémédiablement. 10ème de la fin du 1er tour, il passe l’Onyx de Bertrand Gachot (qui dispute aussi son 1er grand prix) pour le gain de la 9ème place. Au 29ème tour, il entre dans les points.

Tandis que plusieurs pilotes s’arrêtent aux stands pour chausser de nouvelles gommes, l’excellente tenue des Pirelli lui permet de se maintenir en piste tout en conservant un bon rythme. Et c’est la sensation : entre les abandons de Nannini et Capelli, les arrêts aux stands des autres et sa régularité, Alesi pointe à partir du 44ème tour…en seconde position !!! Le public n’en revient pas et Jean ne comprend pas tout de suite que le panneautage le concerne. Jean stoppe au 48ème tour et en fin de course, les pneus exsangues, il assure une splendide 4ème place. Ni même Prost, Senna ou Schumacher n’ont fait aussi bien pour les débuts et qui plus est, il était au volant d’une voiture peu compétitive, qui rendait beaucoup en performance aux McLaren, Benetton, Ferrari et Williams.

A star is born

Au soir du Grand Prix, Tyrrell et Jordan peuvent être satisfaits de leur coup, alors que les médias français se trouvent un nouveau héros. Alain Prost félicite spontanément celui qui sera son futur équipier chez Ferrari. Devant les micros, Jean maîtrise ses émotions : « La Tyrrell me paraît une bonne voiture, j’en ai tiré le maximum. Après tout, ce n’est pas si difficile que ça, la Formule 1. Je ne me sens même pas fatigué. Tyrrell m’avait demandé de finir. Au fond, avec un peu de chance, j’aurais pu finir sur le podium. » Évidemment, cette frénésie médiatique soudaine, alors qu’il était prêt à tout plaquer six mois auparavant, avait de quoi remuer le jeune français, mais il savait que les portes de la F1 lui seraient désormais grandes ouvertes.

Autant dire que la performance de Jean Alesi envoya Alboreto aux oubliettes. Le différend entre lui et Ken Tyrrell n’étant pas résolu, leur contrat fut rompu et Jean fut recruté pour la fin de la saison. Jean pouvait disputer les Grand Prix ne tombant pas en concurrence avec les courses de F3000, ce qui lui permettait de parfaire son apprentissage, mais il poursuivait en priorité sa quête du titre avec Jordan. Tyrrell lui proposa un contrat de trois ans et demi, avant même que le titre de F3000 ne soit acquis. On connaît la suite de l’histoire : au cours de l’hiver 89-90, Alesi est approché par Williams et signe un pré-contrat de 3 ans. Contrat qui ne sera jamais honoré, car les atermoiements de Williams – obnubilé par Senna – qui tarde à officialiser son recrutement poussent finalement Jean à céder aux sirènes de Ferrari l’été suivant.

Pour l’anecdote, Alesi a révélé récemment que les négociations avaient été supervisées par Nelson Piquet. Le triple champion du monde, pris d’affection pour le jeunot, le conseilla et fit ajouter dans les clauses du contrat Ferrari la mise à disposition d’une F40 pour l’avignonnais ! Les années en rouge, faite d’exploits héroïques mais aussi de nombreuses désillusions, forgeront la légende de « Jeannot d’Avignon », mais la première course de F1 de sa vie resta à jamais gravée dans sa mémoire : « Je me souviens de chaque virage, de mes sensations au volant, d’une voiture performante et en laquelle j’avais confiance (…) Je suis passé ce jour-là de l’ombre à la lumière. Le matin, j’étais un inconnu, le soir toutes les écuries et tous les médias parlaient de moi. J’avais saisi ma chance. A 25 ans, une carrière en Formule 1 s’ouvrait à moi. J’ai poussé la porte ».

Sources :

C.Hilton, Jean Alesi, l’attaquant, Solar Editions.

L.Domenjoz, Jean Alesi,  trajectoires en rouge, Ed.Chronosports,1995.

Images : flickr, Jordan, pinterest

(13 commentaires)

  1. Il y a un article très complet sur la période Alesi chez Tyrell dans le dernier Autohebdo que je conseille vivement

  2. Bel article comme toujours. Alesi a trop écouté son cœur il n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Pilote flamboyant mais un peu trop brouillon

    1. « Alesi a trop écouté son cœur »

      Je cite l’auteur de l’article > « Alesi est approché par Williams et signe un pré-contrat de 3 ans. Contrat qui ne sera jamais honoré, car les atermoiements de Williams – obnubilé par Senna – qui tarde à officialiser son recrutement poussent finalement Jean à céder aux sirènes de Ferrari l’été suivant« .

      A voir ce qu’était Ferrari en 1990 sous l’impulsion de Prost, ce n’était qu’à moitié un choix de cœur, d’autant que Williams n’était pas encore ce qu’il est devenu par la suite, avec la montée en puissance du V10 Renault. Aurait-il seulement pu deviner la débâcle qui allait survenir chez Ferrari la saison suivante ?

      Après, Benetton, Prost, Jordan… bien sûr qu’il a eu des choix de cœur que son âme latine lui a dicté, mais à bien y regarder dans le contexte de chaque époque, et sans pratique intensive des arts divinatoires : qui n’aurait pas fait les mêmes choix à sa place ?

      Ce qui a mon sens a vraiment perdu Alesi, c’est son manque de talent en tant que metteur au point, qui l’a toujours empêché de faire progresser sa machine, malgré un coup de volant qui forçait l’admiration de tous (et même de Schumacher).

      1. Alesi, c’était surtout à fond à fond à fond (pas dans le sens des Guignols), et on verra après

        Dans ces années 90, les moteurs dépassaient tout juste 14000rpm. Les motoristes bridaient légèrement les moteurs pour avoir une chance de finir la course, mais autorisaient quelques boost ponctuels. A l’époque de Alesi chez Ferrari, c’était 200rpm supplémentaire, et 10 fois. Ces boost, ces jokers, on l’utilisait avec parcimonie, lorsque ça vallait le coup, genre « j’ai tenté plusieurs fois de prendre l’aspi, mais il manquait un chouia pour dépasser avant la fin de la ligne droite. Cette fois ci, si je suis collé au cul du précédent, alors j’active le boost et ça va passer… »

        Il y avait une anecdote sur Alesi. A la fin d’une course, son ingénieur était venu lui dire « en abordant le 11eme tour, tu n’avais plus de joker…. »

        Alesi ne savait pas faire une course d’attente, ne savait pas calculer, ne savait pas gérer pour maximiser son résultat final. Par exemple, je suis 3eme sur la grille, derrière Mansell et Senna. Calculateur, je les laisserais s’entretuer, cramer leur boost, dégrader leur pneus. L’un fera peut-être une sortie de piste, voire accrochage des deux. Ayant économisé mes atouts, j’attaquerai après deux, ou un combattant à moitié mort… Mais ce n’était jamais le cas pour Alesi.

    2. Brouillon oui et non.
      Les Guignols lui ont fait un costard injuste (à fond à fond…graviers).

      Jean Alesi c’est 202/201 GP (une non participation au GP du Japon 1990 après de violentes douleurs).
      C’est 43% d’abandons (souvent mécaniques) à l’époque (1990/2000) c’est assez commun.
      Panis c’est 39% d’abandons, Mansell 49%, Ayrton 37%.

      La « bonne » époque où les premiers cassaient de la mécanique en les poussant jusqu’à la fin et où les petits pouvaient récolter les points sur la fiabilité.

      C’est aussi un franco-italien qui a laissé parler son coeur tout à fait, et a rejoint Ferrari au fond du trou.
      Mais il reste un vainqueur de GP avec Ferrari…personne ne pourra lui enlever 🙂

      1. En effet, avec un peu plus de réussite, il aurait 4 ou 5 victoires (Monza 94, Monaco 96, Monza 97 et j’en passe) et il aurait même pu briguer le titre de vice-champion en 95 (c’était clairement le meilleur challenger de Schumi cette année là) Après, ce n’était pas un mordu de télémétrie et d’analyses techniques comme pouvait en manger Schumacher, mais quel « racer » !

  3. Au final, il n’y a que les débuts qui ont été tonitruants … dommage, son talent méritait beaucoup mieux que le palmarès finalement obtenu.

  4. Quel début ! Une victoire « seulement » c’est très mal payé compte tenu du panache déployé en qualif et en course.

    Dans l’article d’AH on trouve une citation intéressante de J.C. Migeot au sujet de la Ferrari 92A : « la suspension était mal dessinée, le moteur était anémique, mais c’est le double fond plat qui a été blâmé. » Deux troisième places quand même pour Jean Alesi.

  5. Oui Alesi a trop écouté son cœur il aurait dû partir de chez Ferrari. Oui Jean était brouillon sans doute parce que ce n’était pas un super metteur au point mais la F1 ne pouvait pas se passer de pilotes flamboyants. Il aurait peut être dû faire du rallye son sens de l’attaque et de l’improvisation lui aurait mieux convenu surtout qu’à cette époque les voitures de rallye étaient moins complexes.

  6. C’est certain, son palmares aurait pu être bien plus garni avec une dose de réussite en plus.
    Sacré pilote le Jean!

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