Répondre à mon plaidoyer de la semaine passée passe dabord par une réflexion profonde sur le fonctionnement de notre société automobile. On touchera davantage à la sociologie quà la prévention routière. La pléthore de réactions a montré à quel point les limitations de vitesse et lattitude sur la route est un sujet sensible où, bien souvent, les extrêmes sont difficiles à concilier. Et le politique doit, au milieu de ce pugilat, répondre aux soucis et souhaits des uns et des autres, sans oublier léchéance électorale. Bref, un bel embouteillage des idées et des convictions.
Lautomobile est considérée par beaucoup comme un bienfait de notre société industrielle. Henry Ford ne disait-il pas que, grâce à la voiture, les villes seraient débarrassées de la pollution engendrée par le crottin de cheval. Elle permet aussi de se déplacer en porte à porte facilement. Et de parcourir de longues distances à tel point quil est possible dhabiter à la campagne tout en travaillant à la ville. Roland Barthes compare même lautomobile aux cathédrales gothiques parce quelles sont « consommées » par un peuple tout en entier, fasciné par leurs pouvoirs « magiques ». Régis Debray voit en lauto, une « victoire de lindividualisme ». Enfermé dans une bulle roulante, lautomobiliste à 170 km/h ne voit pas lautre et a tendance à considérer tout ce qui va plus vite ou moins vite que lui comme un gêneur, un emmerdeur ou même un ennemi. De plus, la voiture est un parfait objet identitaire avec tout ce quil procure comme signe extérieur de richesse (ou pas). Ce que résume bien une formule de Régis Debray : « lauto est un fantasme, un objet idéal pour les jeux du désir. Il y a une libido automobile ». Penchant dont on souffre sûrement en nombre sur ce site.
Pourtant, un siècle après Ford, lautomobile a définitivement remplacé le cheval apportant ses contraintes, son bruit et ses émissions nocives. Et les embouteillages. Tout le contraire de limage idyllique que lindustrie distille par ses publicités Une utopie relayée, il est vrai, par des médias comme le nôtre. Un beau paradoxe parodié par Pierre Lazuly dans ce texte. La frustration de limmobilisme de la congestion urbaine et autoroutière pourrait se libérer sur les portions moins denses ou à la campagne. Or, pour répondre à la mortalité routière, lÉtat empêche ce dérivatif. Ou du moins, ajoute à celui-ci le sentiment de culpabilité. Même sil est logique dimposer des règles et des contraintes, une partie de la répression routière est perçue par certains comme inappropriée ou exagérée. La frustration risquant alors de se muer en agressivité ou en rébellion. Dautant quau message sécuritaire motivant les limitations de vitesse, sajoute, depuis peu, le discours écologique. Bref, lhomme à quatre roues est en proie au doute. Il est emprisonné par, ce que les sociologues appellent, les effets émergents de sa voiture (selon R. Boudon, les effets émergents produisent un résultat inverse de celui désiré par les acteurs sociaux).
Même si on a lair dun con dans les embouteillages, comme le disait Pierre Lazuly, on ne peut nier le fait que certaines voitures procurent davantage de plaisir que dautres. Et que ce sentiment dextase ou de bonheur est fortement lié à la puissance, laccélération et la vitesse. « La Fureur de vivre » qui procure tant de plaisir aux motards, skieurs, parachutistes et tout adepte dactivités dites dangereuses. Sauf quen voiture, on est dans un cocon confortable baigné par sa musique, guidé par satellite, parfois en compagnie réelle ou téléphonique avec ses proches. On est loin de penser que la conduite peut amener à la catastrophe. Ce qui fait que près dun quart des passagers dautomobile ne jugent pas nécessaire de boucler la ceinture. Comme si nier le danger pouvait lécarter. En prime, tout le monde na pas la même conception de cet exercice, ni la même maîtrise de la machine.
Responsable de nombreux maux aux yeux de ses détracteurs, lautomobile continue pourtant de fasciner. À tel point que les voitures à vocation écologique ont bien du mal à concurrencer des véhicules de plus en plus imposants, de plus en plus puissants, de plus en plus sécurisés et de plus en plus confortables. Et puis, léconomie actuelle a besoin de la route. Difficile, en effet, denvisager un monde libéral et capitaliste prônant la liberté de mouvement et le flux tendu sans moyen de déplacement flexible et individualiste. Or, ce modèle de société soppose fortement aux défis écologiques. Ce qui montre à quel point lautomobile est ancrée dans notre mode de vie. Sopposer à elle, sassimile à se mettre en rupture avec notre civilisation actuelle que je qualifierai danthropocentrique consumériste.