Netflix a joué un rôle majeur dans le renouveau de la Formule 1 en termes de popularité et Liberty Media réussit là où, sous l’ère Ecclestone, la Formule 1 n’avait pas encore osé s’aventurer, à savoir dans le domaine de la production audiovisuelle et de la fiction.
Un destin tellement cinématographique
Dans la foulée de Drive to survive, et en attendant le film avec Brad Pitt prévu l’an prochain (produit par Apple), l’univers de la Formule 1 est, à travers sa riche et longue histoire, une source d’inspiration inépuisable. Et, en ce 30ème anniversaire commémoratif de la disparition de « Magic », Netflix a produit une mini-série en 6 épisodes sur Ayrton Senna, dont le fantôme n’a jamais semblé aussi présent. Quoi de plus logique me direz-vous ? Ayrton Senna est une figure désormais mythifiée (avec les travers que cela induit), mais qui fascinait de son vivant, car au pilote d’exception, dont la carrière a été jalonnée de moments intenses et inoubliables, s’ajoutait une personnalité complexe, à la fois profonde, déroutante, excessive et charismatique. Plus encore, la vie et la trajectoire d’Ayrton Senna ont constitué une aventure profondément humaine, avec ses joies, ses peines, ses passions, ses exploits, ses doutes, ses grandeurs, parfois aussi ses bassesses et, surtout, son issue tragique. Si Ayrton Senna a tant marqué les mémoires, c’est parce que justement sa vie nous renvoie à nous-mêmes toutes ces interrogations philosophiques sur la quête de soi et de l’excellence, comment faire face à l‘adversité et surmonter les épreuves pour se relever, comment se dépasser et donner le meilleur de soi-même, mais aussi nous renvoie à l’angoisse de la mort, qui rôde et peut surgir si vite et si brutalement.
La série se décompose donc en 6 épisodes, qui oscillent entre 45’ et parfois près de 55’, ce qui est à la fois beaucoup et peu. La famille Senna a été impliquée dans sa réalisation, ce qui est à la fois une force, notamment pour l’accès à des images archives et pour mieux cerner l’homme privé que fut Ayrton Senna, mais aussi parfois une faiblesse, car il est difficile d’éviter l’écueil de l’hagiographie et du manque d’objectivité. N’oublions pas qu’il s’agit d’une série brésilienne…Les Prostistes pourront se rattraper avec le documentaire que lui consacre Canal + !) C’est un problème que l’on retrouve parfois sur la réalisation de certains biopics, comme Bohemian Rhapsody qui relatait la vie de Freddie Mercury de manière un peu trop édulcorée, avec la main des autres membres de Queen sur le script.
Gabriel Leone, défi relevé avec brio
Dans les points positifs, soulignons d’abord la performance de l’acteur Gabriel Leone, qui interprète Ayrton Senna. Le brésilien, que l’on a vu aussi dans le Ferrari de Michael Mann où il interprétait Alfonso de Portago (il se spécialise décidément dans les pilotes tués en course !), s’est beaucoup investi et a travaillé avec la famille pour cerner la personnalité de Senna. Sans toutefois en incarner toute sa profondeur, qui fut un mélange intriguant de charisme, de mélancolie et de détermination, Leone s’en titre très bien, et, par moments, coiffure, costumes et accessoires ou combinaison aidant, on se prête à la confusion. Leone a même expliqué avoir pris l’accent pauliste (Senna était de Sao Paulo, Leone est un carioca de Rio comme Piquet) pour renforcer la ressemblance, et, pour ceux qui connaissent la voix de Senna, les dialogues en portugais (la VO est immersive !) sont bluffants. L’écriture et l’interprétation arrivent assez bien à montrer certains traits de caractère, sa détermination parfois obsessionnelle ou ses colères face aux injustices. Par contre, la dimension « mystique » et la religiosité de Senna sont à peine effleurés, voire évités, ce qui était pourtant un aspect fondamental de la psychologie du personnage. Sans dout le série n’a-t-elle pas voulu aborder un sujet aussi sensible et controversé, mais c’est pourtant un élément clé pour comprendre le rapport que Senna avait au risque et à la course.
Pour le reste du casting, c’est plus mitigé. Evidemment, il est délicat de trouver des acteurs forcément ressemblants et, à vouloir parfois trop en montrer, certains sont vraiment traités en surface, comme Frank Williams et Ron Dennis (plus sympathique à l’écran qu’il ne le semblait en vrai) sans parler d’Adriane Galisteu, la dernière compagne, qui a droit à moins d’une minute d’écran (la famille ne l’appréciait pas), au contraire de Xuxa, la célèbre présentatrice de TV avec qui Senna eut une histoire passionnelle en 1988-1989, et qui est très présente sur un épisode entier (avec d’ailleurs des longueurs sur ces aspects intimes).
Mention honorable pour le franco-américain Matt Mella, qui joue un Alain Prost assez présent dans la série mais un peu tristounet (et à l’accent anglais si français) ou à Johannes Heinrichs, qui joue un Niki Lauda bluffant de ressemblance, y compris dans la voix. En tous cas, la plupart des gens ayant croisé sa route sont là, qu’il s’agisse de rivaux (Mansilla, Brundle, Piquet peu exploité) de dirigeants et patrons (Max Mosley, Ted Toleman, Peter Warr de Lotus, Ron Dennis, etc) de journalistes (dont le fameux Galvao Bueno, l’inoubliable voix de TV Globo) ou de proches, dont évidemment sa première épouse, ses parents et sa sœur Viviane, qui sont importants dans le récit, surtout à ses débuts. Même James Hunt, Murray Walker (le commentateur de la BBC) et Sid Watkins, le médecin officiel, sont là.
« Mention spéciale » à Jean-Marie Balestre, qui est clairement l’antagoniste de la série (plus que Prost) et qui en prend pour son grade comme grand méchant intriguant (avec souvent un verre de Whisky à la main), bien qu’il fasse moins retors dans la série qu’en vrai. Dans les oublis, il aurait été judicieux de mettre en lumière Nuno Cobra, qui fut le premier préparateur de Senna et qui joua un rôle important lors de ses débuts en F1 où il souffrait de lacunes physiques importantes.
Saga Senna, ambiance de la course
Autre point positif, la reconstitution de l’époque, qu’il s’agisse du paddock, des combinaisons, livrées et sponsors, de l’environnement et de l’atmosphère globale, le tout accompagné d’une playlist qui ravira tous les amateurs de musique des années 80 et du début des années 90. Concernant les séquences de course, la série réussit à y insuffler du dynamisme et du rythme. L’intensité est bien retranscrite grâce au travail sur le son, les gros plans, les effets de vitesse et de « vibrations », avec un montage nerveux.
Certes, le recours à l’IA est fréquent et parfois un peu trop voyant (ce qui peut se comprendre pour des raisons de budget et de logistique), mais c’est correctement fait (on dirait de très belles cinématiques d’un jeu vidéo) et cela se conjugue à des prises de vue réelles faites avec des répliques des F1 de l’époque (dont la vitesse était assez limitée, et cela se voit), des plans fréquents sur le casque et le regard de l’acteur ou des cuts nerveux sur les changements de vitesse et le jeu de pédalier (d’ailleurs, on voit à plusieurs reprises la fameuse technique d’accélération de Senna qui pompait sur la pédale) mais surtout des images d’archives qui renforcent l’authenticité. Le recours à de vraies images est un plus, car la reconstitution a ses limites. Les inserts de commentaires, avec notamment ceux de la télé brésilienne, ajoutent de l’émotion et de l’intensité. Bon, comme dans toute série ou film, nous avons droit au lot habituel d’incohérences (sur les communications radio et surtout la fameuse pédale d’accélérateur que le pilote enfonce d’un coup pour déboiter et doubler…pourquoi, il avait le pied levé en ligne droite ?) mais rien de bien méchant.
Concernant les voitures en effet, la société argentine Crespis a construit 22 machines d’époque, du châssis de Formule Ford à la Williams FW16 du dernier. En parallèle les ingénieurs du son ont capturé un son identique des moteurs de l’époque tels que le V12 Ferrari, le V10 Honda, les V6 turbo, etc.
Le diable est dans le détail
Et le respect de l’histoire ? Certes, ce n’est pas LA grande Histoire, et la sensibilité sera moins à fleur de peau que pour un Napoléon de Ridley Scott, mais il faut tout de même analyser cela. Là encore, l’émotion et la simplification prennent parfois le pas sur la complexité des faits.
Tous les moments clés sont là ou presque : les débuts en karting, l’épopée britannique en Formule Ford puis en F3, avant d’entamer la carrière en F1 et les grands faits de course comme Monaco 84 (l’un des meilleurs moments reconstitués), la première victoire à Estoril en 85, la « remontada » et le titre à Suzuka en 1988, les duels avec Prost à Suzuka en 1989 et 1990, la délivrance à Interlagos en 1991 et bien entendu le dénouement tragique d’Imola, où la sensation d’inéluctable fatalité pèse tout au long de l’épisode.
Le suspense est bien mené, et le récit de certaines courses est assez haletant. Deux épisodes de plus auraient permis de développer davantage certains moments clés, et surtout les années 92-93 qui sont zappées, si ce n’est quelques images d’archives dans le générique de fin. Traiter Spa 92 (l’intervention sur l’accident de Comas), Donington 93 ( le 1er tour de légende) et Adelaïde 93 (la réconciliation avec Prost) aurait apporté un peu plus d’épaisseur encore aux arcs narratifs, car la série fait l’effort de traiter plusieurs aspects : son combat pour devenir un pilote malgré les réticences familiales, ses histoires d’amour contrariées, sa rivalité avec Prost, ses préoccupations progressives pour la sécurité, les prémices de sa fondation, sa popularité au Brésil, etc. L’approche est complète et ce n’était pas facile de tout inclure dans 6 épisodes. A ce niveau-là, l’écriture est à saluer pour le dosage qu’elle réussit à établir entre l’intime et la compétition.
Evidemment, tout fan et connaisseur de cette époque scrutait comment la relation avec Alain Prost allait être traitée, surtout après l’amertume du film d’Asif Kapadia qui avait eu une approche très manichéenne et même désobligeante envers Prost, sans aucune nuance. A ce niveau-là, on peut dire que la série Senna fait mieux. Bon, ne tournons pas autour du pot, Senna n’est que rarement remis en question, si ce n’est pour le crash de Suzuka 90, où l’on soulève la moralité du geste et les dangers de son « jusqu’auboutisme », mais, dans l’ensemble, et sans surprise, la série respecte la vulgate officielle Senna : le brésilien était un héros au grand cœur, il a dû constamment se battre contre des injustices et des magouilles, dès le karting, mais aussi à Monaco en 1984 (curieux de connaitre le point de vue de Jacy Ickx sur la scène où l’on décide d’interrompre la course) et bien sûr lors de la fameuse disqualification de Suzuka 89, toute la séquence sur ce grand prix étant dans la victimisation. Jean-Marie Balestre est clairement la figure hostile, et le série ne rate pas une occasion de le montrer comme un intriguant, qui pousse au favoritisme envers Prost, un rancunier (le fameux épisode de la lettre d’excuses à l’entame de la saison 1990) et aussi quelqu’un de détesté. Certains passages sont tout de même un peu grotesques ou excessifs, notamment sur la manière dont la course est stoppée à Monaco en 1984.
Concernant Alain Prost, antagoniste en piste et double indissociable, la série aligne certes quelques poncifs et scènes un peu maladroites (le français râleur et taciturne, calculateur, parfois narquois, qui soupçonne le favoritisme de Honda et McLaren, mais aussi un brin provocateur) mais elle n’a pas omis de montrer à quel point il fut un adversaire coriace pour le brésilien. On évoque, certes pas toujours de manière bien claire, la tension interne grandissante chez McLaren, le fameux « pacte » rompu à Imola en 1989 (même si les circonstances ne sont pas toujours bien respectées, mais on peut comprendre les raccourcis pour le besoin du script) et plusieurs déclarations et « punchlines » célèbres sont reprises in extenso (issues de conférence de presse ou autre), tels des clins d’œil. Surtout, le dernier épisode propose une belle scène de discussion, dans le cadre du weekend d’Imola, montrant le rapprochement et le respect mutuel entre les deux hommes, leur connivence de vues (sur la sécurité) ainsi que le fameux « i miss you Alain », qui n’est pas oublié cette fois-ci…mais qui n’est pas placé dans le bon contexte !
On recommande donc dans l’ensemble, en dépit des écueils propres aux productions Netflix !
+
L’interprétation assez convaincante de Gabriel Leone
La richesse du traitement de la vie d’Ayrton Senna, ainsi que de l’univers F1
Le respect global de l’Histoire
L’intensité et le suspense de certaines séquences de course
La restitution de l’ambiance
–
Les séquences « IA » parfois trop voyantes
Des personnages et des arcs narratifs inégamement traités : 6 épisodes, trop peu ?
Les inévitables penchants manichéens et hagiographiques