Marques disparues, épisode 19 : Gräf und Stift

Comme bien d’autres, les frères Franz, Heinrich et Karl Gräf fondent à Vienne, à la fin XIXème siècle, un atelier de réparation et de fabrication de vélos qui connaît un certain succès, mais, rapidement, la fratrie s’intéresse à l’automobile.

Au service des autres

La première réalisation des frères Gräf, une petite voiturette, se démarque par l’emploi d’un moteur monocylindre De Dion refroidi par eau, monté à l’avant et entraînant le train avant. Cette architecture à traction est brevetée en 1900 mais reste à l’état de prototype, fabriqué en un seul exemplaire. Les frères Gräf ne peuvent assumer tout seuls le financement d’un projet de plus grande envergure, mais ils trouvent un débouché en s’associant en 1901 à l’entrepreneur Wilhelm Stift, un importateur qui avait lancé l’année précédente sa propre petite marque, Celeritas. Dans un premier temps, les ateliers Gräf servent à assembler les Celeritas puis, en 1904, les associés sautent le pas en fondant Gräf und Stift. Quelques années durant, ils assemblent des modèles vendus sous le nom d’un petit constructeur local, Spitz, fondée par Arnold Spitz, le plus grand concessionnaire De Dion Bouton, Benz et Mercedes de Vienne. Quand la société disparait en 1907, ils décident se produire enfin leurs propres véhicules, en s’orientant vers le segment des grandes berlines de luxe. En parallèle, l’entreprise construit des carrosseries de tramways ainsi que des autobus, profitant de l’essor du tourisme de montagne, à l’image du Dolomitenbus à 11 places réparties en deux classes, qui reliait Vienne à Bolzano.

Une voiture maudite ?

Le modèle le plus célèbre d’avant-guerre est une DoublePhaeton 28/32 PS 5.8 litres de 1910, qui est achetée par le comte Franz von Harrach, un officier du corps de transport de l’armée autrichienne. Mais c’est le 28 juin 1914 que cette voiture entre funestement dans l’histoire, car c’est à son bord que l’archiduc François-Ferdinand, l’héritier de la couronne austro-hongroise, et son épouse Sophie arpentent la ville de Sarajevo, à l’occasion de la tournée d’inspection des troupes effectuée dans le « chaudron » des Balkans. On connaît la suite et son incroyable concours de circonstances : François-Ferdinand décide de se rendre à l’hôpital pour visiter les blessés de la première attaque à la bombe survenue sur son passage le matin, mais le chauffeur, mal informé du changement d’itinéraire, s’égare et se retrouve au milieu de la foule, la voiture à l’arrêt. Et c’est là que Gavrilo Princip saisit sa « chance » en abattant à bout portant le couple impérial…l’étincelle qui, suite à un terrible effet domino diplomatique et militaire, plongera l’Europe dans les orages d’acier. A l’image de la Porsche de James Dean, une légende noire entoure cette voiture, qui aurait changé à maintes reprises de propriétaires, tous frappés par des tragédies et aurait été impliquée dans de nombreux accidents, dont certains mortels ! Quand l’Empire d’Autriche est démantelé à l’issue de la guerre, Charles 1er embarque encore dans une Gräf und Stift pour s’exiler en Suisse…les Habsbourg étaient fidèles !

La « Rolls » autrichienne

Pendant la Grande Guerre, Gräf und Stift produit des camions pour l’armée et ce n’est qu’en 1920 que la fabrication de voitures particulières reprend. D’abord avec un modèle intermédiaire, le VK 2 litres 4 cylindres, mais le goût du luxe revient très vite. Dès 1921 est inaugurée la lignée des SR dotées de 6 cylindres à très grosse cylindrée (7,8 litres !), qui culmine en 1926 avec la SR4 de 110 chevaux, ainsi que la gamme des SP avec des 6 cylindres 4 litres. Des variantes de compétition sont aussi engagées. En 1930, Gräf und Stift présente son joyau, celle qui sera surnommée la « Rolls-Royce d’Autriche » : la SP8, dont le nom trahit l’emploi d’un moteur 8 cylindres à arbres à cames en tête et 6 litres de cylindrée, avec une assistance servo pour les freins hydrauliques aux quatre roues. Donné pour 125 chevaux, le V8 pouvait propulser jusqu’à 120 Km/h la limousine de 3 tonnes. Classicisme et ligne statutaire garantis !

Néanmoins, en dépit de leur élégance, les Gräf und Stift sont produites en très petite série et ne se vendent pas tant que ça. La grande récession économique du début des années 30, particulièrement virulente en Allemagne, n’arrange rien et l’entreprise a bien conscience de devoir augmenter ses ventes en descendant en gamme. Cela passe par des partenariats. D’abord avec Citroën, puisque G&S produit sous licence en 1935/1936 la version 15CV de la Citroën Rosalie, renommée MF6 et équipée du L6 2.65 litres des chevrons, G&S ayant stoppé en 1935 la fabrication de ses propres moteurs 6 cylindres. Quant aux modèles G35/G36, il s’agit de variantes plus petites des limousines SP avec un V8 de cylindrée réduite à 4.5 litres, mais délivrant néanmoins 110 chevaux. Entre 1936 et 1937, G&S conclut également une joint-venture avec Ford pour produire sous licence la fameuse Ford V8, baptisée simplement Gräf-Ford. Il n’en sortira cependant que 150 exemplaires, tout au plus.

Guerre et fin de l’automobile

C’est cependant un chant du cygne. L’Anschluss – l’annexion de l’Autriche par le Reich hitlérien – est passé par là en mars 1938. Surtout, alors que la probabilité d’un nouveau conflit est de plus en plus forte, l’économie du Reich est déjà en ordre de bataille et réorganise sévèrement la production automobile, en vertu des préceptes de rationalisation et de standardisation du plan dicté par l’officier Adolf Schell. G&S, qui avait trouvé une voie lucrative dans les autobus et les utilitaires, est affectée à la production de camions et doit abandonner l’automobile. Un prototype sert de baroud d’honneur pour démontrer son savoir-faire : la classieuse C12, dévoilée en 1938, embarquait un V12 Lincoln et une boite ZF à 4 rapports. Cela restera sans lendemain.

Pendant la guerre, G&S est impliqué évidemment dans l’effort de guerre du Reich, produisant même un tracteur chenillé d’artillerie sous licence de Steyr.

Après les hostilités, la marque fait une dernière incursion dans l’automobile en 1949/1950 en construisant sous licence l’Aero Minor du constructeur tchèque Jawa, mais cette berline utilitaire de 615 cm3 était assez éloignée des standards habituels de la marque, qui fait le choix de se focaliser sur les utilitaires, les bus et les trolleybus. En difficulté financière dans les années 60, Gräf und Stift est finalement absorbé par MAN en 1971 puis le nom disparaît définitivement en 2001.

Images et sources : wikimedia commons, pinterest, uniquecarsandparts

(14 commentaires)

  1. Renault pour le Titanic.
    Gräf und Stift pour l’archiduc.
    Lincoln pour JFK.

    Je ne me souviens pas en quoi roulait Henri IV?

    1. @SAM : en 4 chevaux…
      A l’époque, le roi avait pour se déplacer dans Paris des voitures ouvertes. Sorte de chariot luxueux avec une sorte de baldaquin au-dessus.
      Le bidule étant plutôt lourd il était tiré par…4 chevaux 🙂

      On est loin du carrosse royal que l’on imagine.
      Une maquette est exposée au château de Compiègne (qui a une collection hippomobile et automobile à découvrir !
      https://api.art.rmngp.fr/v1/images/17/252927?t=oG7wwD8cKSjCIwxXQRCCiA (là c’est un modèle à priori plus petit que celui utilisé le 14 mai 1610.

      1. Ce qui explique aussi la facilite avec laquelle ravaillac a pu agir.
        Les carrosses vitres n’ ont fait leur apparition que 30-40 ans apres sa mort.

        1. Oui, mais déjà un « simple » carrosse de voyage, plus fermé, aurait empêché l’attaque.
          Par contre je n’ai pas trouvé le nom du charron royal, s’il y en avait un attitré (sans doute pas);

        1. L’histoire des charrons est intimement lié à l’automobile.
          Par exemple Heuliez qui fabriquait à l’origine des roues de charrettes, chariots, tombereaux, etc. puis des charrettes anglaises tire son logo de là.
          Je connais aussi une concession (l’une des plus grosses de la région) familiale dont les deux frères sont petits-fils de charron (ils arborent d’ailleurs fièrement la plaque constructeur du gd-père). Là aussi l’histoire passe de l’hippomobile à l’automobile.

          D’ailleurs, tous ces mots de charrette, chariot (ou charriot depuis 1990), char, carrosse, charrier, charron, etc. viennent…du gaulois et du celte 🙂
          Les Romains quand ils ont envahit la Gaule ont donné bcp de vocabulaire (pas forcément du latin châtié) mais en ont emprunté aussi.

          Carros en Gaulois désignait la charrette…c’est devenu carrus. Le mot latin est revenu par la suite et on en a dérivé plein de mots.
          En breton, un chariot c’est karr, c’est aussi la voiture par extension et un véhicule se dit karbed (on retrouve des mots proches en gaélique, en irlandais, etc.). En anglais, on le retrouve dans « car ».
          En Occitan, ce sera la carruga qui désigne un tombereau.
          Cela donne tous les dérivés cités, ou même charrue, et plus insolite, la course (en passant par la forme currus latine) et même curriculum, cursus…etc.

          Bref, je m’égare (comme souvent). Le sujet de Nicolas est très intéressant à bien des égards notamment car il cite les autobus…dont le nom dérive de l’omnibus qui signifie « pour tous » (le latin et l’automobile…nunc est bibendum !).
          Autobus à ne pas confondre avec autocar, qui désignait à l’origine une voiture automobile et que l’on a restreint dans l’usage à un bus de voyage…va comprendre Charles !
          J’arrête là, je vais prendre mes petites pilules roses. 🙂

          1. Vous avez raison : je déplore qu’aujourd’hui une majorité de gens (et de journalistes dans les média) désignent systématiquement « bus » les autocars.

      1. @Mwouais.
        Il n’en est pas mort, certes, mais s’est fait quand même tirer dessus.
        Sinon, il a eu aussi une Mercedes G. Un pape… et 32 soupapes. 🙂
        (Okay je sors).

  2. « … D’abord avec Citroën, puisque G&S produit sous licence … »
    Voila l’origine de la Citroen GS !
    ??

  3. « équipée du V6 2.6 litres des chevrons »
    Hummm… c’est une coquille, il doit plutôt s’agir d’un 6L

  4. Traction avant et moteur transversal en 1900 : Mazette ! Et moi qui croyais que c’était l’Austin Mini (apparue quelque 60 ans plus tard) qui était la pionnière à avoir inauguré cette disposition… L’Histoire est vraiment faite de surprise et il est important de la connaître pour ne pas dire – et surtout pour ne pas propager – des contre-vérités.

    1. Attention, on parle d’un prototype non d’un produit industrial fabriqué à des millions d’exemplaires, et je me demande ce qu’il y avait entre le moteur / boite et les roues, vu que le joint homocinéque date de la fin des annés 1920. Des joints à cardans ? qui faisaient sauter et brouter la voiture à chaque virage?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *