Chape de plomb sur McLaren
Même les scénaristes Netflix de "Drive to survive" n'auraient pu imaginer l'intrigue de la saison 1989. Rarement une ambiance si délétère a plombé une équipe pourtant dominatrice et assurée de vaincre ! Depuis l'affaire du "pacte de non-agression" d'Imola, les relations entre Alain Prost et Ayrton Senna sont incandescentes. Les deux hommes ne se parlent plus, si ce n'est pour se lancer des piques par médias interposés, s'évitent superbement dans le paddock et débriefent à part avec leurs ingénieurs. Le choc des égos est terrible et fait les choux gras des médias, ce qui accentue la tendance paranoïaque de l'un comme de l'autre. En piste, le duel reste correct mais l'atmosphère est irrespirable à Woking. Au milieu de ce duel homérique, Ron Dennis tente d'éteindre l'incendie depuis Imola mais la boite de Pandore est ouverte. On essaie de faire le dos rond et de ne pas rajouter de l'huile sur le feu.
Sauf que Alain Prost est à la fois agacé et dépité. Agacé, au point d'endosser au yeux du public le mauvais rôle de la "pleureuse", car il est persuadé que Honda favorise Senna en lui fournissant de meilleurs moteurs. Cette conviction, il l'a depuis la fin de la saison 1988 et n'en démord pas, s'étalant souvent dans la presse pour dénoncer le traitement de faveur du brésilien. Dennis et les ingénieurs Honda prennent très mal évidemment ces déclarations et le contredisent. Le froid devient du givre entre Dennis et Prost, qui menace de ne pas finir la saison.
Dépité également car il voit bien que Senna a pris l'ascendant et lui a volé la vedette dans une équipe qui avait été bâtie autour de lui et qu'il affectionnait comme une seconde famille. Inconsciemment ou pas, Ron Dennis, Honda et les fans se sont épris de ce gladiateur brésilien, à la fois intrépide et mystérieux, qui soulève les foules et enflamme davantage les cœurs que le très cartésien Prost. Ce dernier savait bien que le recrutement de Senna comportait ce risque, car le brésilien n'avait qu'une idée en tête : le déboulonner de son piédestal, voire le détruire, pour prendre sa place. Prost l'avait accepté pour le bien de l'écurie. La conjugaison de sa relation exécrable avec Senna et de sa "déchéance" au sein de Mclaren vont pousser le français à partir.
Où aller ?
Quelles solutions s'offrent à Alain Prost ? Le français pense d'abord à Williams. Après une saison de transition en 1988 suite à la perte du moteur Honda, l'écurie de Frank Williams a entamé son partenariat avec Renault et son novateur V10. La victoire au Canada de Boutsen et les multiples podiums de Patrèse démontrent que l'association est promise à un bel avenir, tandis que l'ambiance sobre et rigoureuse de Grove conviendrait parfaitement à l'état d'esprit du français. Prost reste sur un échec amer avec le Losange et pourrait corriger l'histoire. Des tractations sont engagées avec Patrick Faure mais la volonté de mainmise du champion français sur le projet rebutent Renault et Williams. Une autre hypothèse, plus improbable, parle d'une association entre Prost et John Barnard pour créer une équipe avec le V10 Renault et Hugues de Chaunac, le boss d'Oreca, à la direction sportive.
Parallèlement, des contacts sont établis discrètement avec Ferrari. Une place va justement se libérer, car Berger a des envies de départ. Accablé par les soucis mécaniques et las de la Scuderia, Berger lorgne sur le volant de Prost, d'autant plus qu'il s'entend très bien avec Senna. Mansell pour sa part a prolongé avec les rouges, mais une cohabitation avec le lion ne dérange pas Prost. L'anglais n'est pas un fin politique et ne devrait pas lui faire de l'ombre, en dépit de sa pointe de vitesse. Ferrari rêve depuis longtemps de recruter Prost : des contacts avaient été établis dès 1983, alors que la relation entre Renault et Prost tournait au vinaigre. Même si le souhait n°1 du directeur sportif Cesare Fiorio, en cet été 1989, est de recruter Senna pour 1990. Or, le brésilien étant sous contrat avec McLaren, le directeur sportif s'empare de la candidature Prost, qui réclame de solides garanties.
Des luttes de pouvoir et des querelles intestines apparaissent dans la gestion de la Scuderia depuis la mort d'Enzo Ferrari. Prost désire que l'ingénieur John Barnard, directeur technique de Ferrari qu'il a côtoyé chez McLaren quelques années plus tôt, reste à son poste. La 640 est réussie, en dépit de ses déboires électroniques et démontre le savoir-faire de l'ingénieur. Mais les relations sont compliquées entre Ferrari et John Barnard, qui est soucieux de son indépendance dans ses bureaux de Guiford, si bien que le britannique pourrait partir chez Benetton. Cette possible instabilité pourrait refroidir Prost qui cherche de la rationalité et de la rigueur. Les négociations néanmoins se poursuivent avec Cesare Fiorio et Di Montezemolo, mandaté par FIAT
Dennis voit rouge
Le 7 juillet, à l'ouverture du weekend du grand prix de France, Prost convoque une conférence de presse en présence de Ron Dennis et Mansour Ojjeh, patron de TAG. Quelques jours après l'avoir annoncé yeux dans les yeux à Dennis lors d'essais privés à Silverstone, le français confirme qu'il ne pilotera plus pour McLaren en 1990. Les propos sont mesurés et corporate. Prost salue une équipe qui lui a beaucoup apporté et n'exclue pas un retour ultérieur. Mais dans les jours qui suivent, Ron Dennis, fidèle à sa morgue des mauvais jours, lâche davantage de venin contre le français, affirmant qu'il n'aurait "jamais dû se plaindre de son moteur. Il aurait dû reconnaître qu'il ne savait pas s'en servir comme Ayrton Senna".
En Août, les tractations avec Ferrari avancent mais restent secrètes. Williams n'a pas encore renoncé à Prost et retarde l'option sur le contrat de Riccardo Patrèse...qui fait également office de choix de repli pour la Scuderia au cas où Prost ne signerait pas. Et chez McLaren, si Ron Dennis a acté son départ, il ne se résout pas à le voir partir chez la concurrence. En son for intérieur, il sait que le duo Senna-Prost est inégalable et qu'il ne reconstituera jamais une telle paire de pilotes. L'objectif de Dennis ? Que Prost prenne finalement une année sabbatique, quitte à le payer...pour pourquoi pas revenir au bercail en 1991 ! C'est beau les rêves...
Mais le 6 septembre, le contrat Ferrari est officialisé, juste avant le grand prix d'Italie. Un an, avec option pour 1991. Prost a négocié de solides garanties pour s'assurer d'être l'épicentre de l'équipe et avoir un droit de regard sur la technique, reproduisant ce qu'il avait réussi chez McLaren. A Monza, c'est évidemment l'euphorie et Prost peut apprécier la ferveur des tifosis. Les temps changent ! Dire que 5 ans plus tôt, Prost arpentait le paddock avec un garde du corps, après avoir reçu des menaces de mort et était copieusement sifflé dans les tribunes ! Dennis pour sa part n'avale pas ce choix qu'il assimile à une trahison. Les tensions s'exacerbent encore plus chez McLaren.
Coïncidence, Prost gagne le grand prix d'Italie devant la Ferrari de Berger- "un pêché" selon Senna- mais les tifosis sont en délire comme si une rossa l'avait emporté ! Transporté par la joie très communicative des tifosis, qui crient "Coppa", Prost lance la coupe dans la foule mais elle heurte le sol et se disperse façon puzzle, sous le nez de Ron Dennis qui a bien du mal à contenir sa colère. En effet, le patron de Mclaren a l'habitude de conserver maladivement tous les trophées à Woking (c'est même stipulé contractuellement dans les contrats McLaren) et prend ce geste comme un affront personnel. Quand les trois pilotes quittent le podium, Dennis se retourne et jette l'autre coupe sur Prost. Ambiance...Devant les médias, dans la conférence de presse d'après-course, plus de propos corporate. Prost vide son sac, réitérant ses accusations sur les moteurs Honda. Qualifié à 1"7 du brésilien, largué en vitesse de pointe, tout cela prouve à ses yeux le favoritisme de Honda et aussi de McLaren. Prost s'inquiète de ne pas pouvoir jouer le titre jusqu'au bout avec un matériel équitable. Et de conclure : "la fin de la saison va être horrible". ll ne croyait pas si bien dire...
Sources:
R.de Laborderie, "Le livre d'or de la Formule 1 1989"
C.Hilton, "Prost, le retour", éditions Solar, 1993.
F1.com
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