La faucheuse se sert chaque année
En 1969, si l'insouciance débridée est de mise à Woodstock, ce n'est pas le cas en F1. Le tracé de Spa-Francorchamps à cette époque n'a rien à voir avec celui, certes toujours vertigineux, mais moderne et sécurisé d'aujourd'hui. Ce circuit vallonné en "milieu naturel", à l'image de la Nordschleife, s'étale sur 14 kilomètres. Composé de longues lignes droites et de grandes courbes rapides à travers la forêt, les champs et les petits villages des alentours, il emprunte des routes publiques dépourvues d'infrastructures de sécurité adaptées à une course de monoplaces. Tout au long du toboggan des Ardennes, pas de trace de glissières de sécurité ou de dégagements, mais plutôt des maisons, des poteaux électriques et autres pièges mortels en cas de sortie de route. Les F1 ont fait des progrès spectaculaires en performance avec les appuis aérodynamiques et des moteurs plus puissants, mais les circuits, eux, n'ont parfois pas évolué depuis l'après-guerre. Quant aux pilotes, ils prennent le problème à bras le corps, comme Dan Gurney qui inaugure en 1968 le port d'un casque intégral.
Né en 1961 lors du grand prix de Monaco, le GPDA prend une nouvelle dimension sous l'impulsion de Jackie Stewart. L'écossais, qui filera cette année-là vers son premier titre de champion du monde, est l'archétype et le pionnier du pilote de course moderne professionnel, gérant son image via un contrat de management avec IMG. Talentueux, influent et charismatique, Stewart est d'autant plus crédible qu'il a failli laisser la vie en 1966 sur le circuit belge après un effroyable crash qui avait, une fois de plus, mis en lumière les carences des infrastructures et des moyens d'intervention de secours. Coincé durant 30', il avait été désincarcéré par...Graham Hill et Bob Bondurant qui avaient emprunté des outils aux riverains de la piste !
La révolte des pilotes
Le Grand Prix de Belgique doit tenir le 8 juin 1969 à Spa-Francorchamps, mais la plupart des pilotes le considèrent comme inadapté à la course automobile moderne. Jackie Stewart prend la tête de cette fronde : « Le circuit de Spa est trop dangereux(...) Personne n'est protégé, ni les pilotes, ni les spectateurs... On n'a pratiquement pas apporté d'améliorations depuis 1930". Stewart est mandaté par le GPDA pour inspecter les infrastructures et rédige un rapport négatif. De son côté, l'Automobile Club de Belgique refuse, pour des raisons financières, de prendre des mesures de sûreté et envenime la situation avec les compagnies d'assurance. A l'époque, Bernie Ecclestone ne règne pas encore en maître sur le business et au final, le boycott des pilotes entraîne l'annulation du grand prix de Belgique, une grande première dans de telles circonstances.
Cette décision est une grande victoire pour l'association des pilotes, qui impulse une révolution des mentalités : « Même en admettant une certaine part de hasard dans la compétition, il n'est pas utile de conserver les risques mortels. Il faut donner à tous les jeunes pilotes la possibilité de s'améliorer par l'expérience et de ne pas périr à la première erreur. Il appartient à la compétition automobile, considérée comme une entité, de se prémunir contre elle-même. [...] explique Jackie Stewart.
Modernes vs Anciens
Le débat est néanmoins ouvert, opposant deux philosophies de la course : d'un côté, ceux qui estiment que les pilotes sont des gladiateurs des temps modernes et doivent, en toute connaissance de cause, accepter comme de " vrais hommes" les risques du métier ; de l'autre, une nouvelle génération, traumatisée par les décès à répétition, considérant que la sécurité n'est pas un luxe mais une nécessité alors que le sport se professionnalise de plus en plus. Le pilote n'est plus un aventurier risque-tout, mais un sportif de haut-niveau qui accomplit un carrière, avec la responsabilité qui l'accompagne.
"Je ne me prends pas pour un homme particulièrement courageux, mais pas plus pour un peureux quand j'émets le désir de vouloir faire monter des barrières de protection là où il n'en existe pas. Nul ne peut comprendre nos réactions dans un bolide lancé à 250 km/h, dans un virage, sur une ligne droite, ou dans toute autre portion du circuit. Mon métier, c'est de courir. Si je conduis assez vite pour gagner un Grand Prix ou devenir champion du monde, c'est bien parce que je ne suis pas un lâche." explique l'écossais à ceux qui dénoncent la "lâcheté" de ces frondeurs.
Le grand prix d'Allemagne de l'été 69, magiquement remporté par Jacky Ickx, viendra rappeler cette terrible réalité avec le décès de Gerhard Mitter. Puis ce sera au tour de Piers Courage et Jochen Rindt de passer à la trappe en 1970...Face à la léthargie des instances dirigeantes, il faudra, comme souvent, attendre d'autres drames, de Lauda à Senna, de Villeneuve à Bianchi, pour que les choses avancent. Ce débat, qui éclate au grand jour en 1969, a été constamment relancé depuis. Comment concilier l'impérieuse nécessité de réduire les risques mortels dans un sport ultra médiatisé aux énormes enjeux économiques, sans altérer l'esprit même de la course, sans retirer le "brin de folie" de ces trompe-la-mort sur lequel s'est construite l'image iconique du pilote de F1. Après chaque décès, après chaque évolution sécuritaire comme la dernière en date, celle du Halo, la question se pose.
Image : flickr