De Matra à Ligier
En 1966, lassé de son travail de contrôle qualité qui l’ennuie, il postule chez Matra Sports, qui est en pleine effervescence sous la houlette de Jean-Luc Lagardère. Après s’être fait la main sur les F3 et les F2 où il engrange de l’expérience – une anecdote savoureuse l’envoie chez BRM récupérer deux moteurs V8 avec une DS break…- il prend du galon en dirigeant le pôle « sport-prototypes » de Matra. C’est l’époque bénie des Matra « MS », dont les 660/670 à monocoque, qui gagnent trois fois de suite les 24 heures du Mans (1972,73,74) et deux titres de champion du monde des marques, surtout celui de 1973 acquis de haute lutte contre Ferrari.
La fin de l’aventure Matra en 1974 amène Ducarouge à rejoindre le projet de Guy Ligier, qui ambitionne de monter une écurie 100% tricolore en F1. Ligier a l’assurance d’obtenir le V12 Matra et Lagardère donne sa bénédiction au recrutement de Ducarouge par l’ancien rugbyman.
A la fois directeur sportif, ingénieur et directeur technique, il supervise un staff composé de Michel Beaujon au design et de Robert Choulet à l’aérodynamisme, un technicien que l’on retrouvera 15 ans plus tard sur le projet 905 de Peugeot. En 1979, Ligier produit sa F1 la plus performante, la JS11, qui remporte plusieurs victoires, le titre mondial ayant même été envisageable sans une certaine malchance. Malheureusement, les saisons 1980 et 1981 sont moins convaincantes. Guy Ligier réorganise l’équipe autour de Jacques Laffite et Gérard Ducarouge ne faisant plus partie des plans, il quitte l’équipe après le grand prix d’Angleterre 1981.
Terrain miné chez Alfa Romeo
Il ne reste pas longtemps à pied et rebondit chez Alfa Romeo, seulement un mois plus tard. L’écurie italienne est en pleine déconfiture et c’est Mario Andretti en personne qui a convaincu le directoire du Biscione de le recruter. Seulement, en arrivant au sein d’Autodelta, le département compétition de la firme milanaise, Ducarouge trouve en la personne de Carlo Chiti un véritable ennemi. Autodelta, c’est le « bébé » de Chiti et l’ancien directeur technique de Ferrari n’apprécie pas du tout que le français marche sur ses plates-bandes et modifie les habitudes de travail, si bien qu’il mobilise des contacts dans la presse spécialisée italienne pour le décrédibiliser. Malgré cette querelle d’égos, Ducarouge conçoit une belle Alfa Romeo 182 dotée d’une monocoque en fibre de carbone, reprenant le concept introduit l’année précédente par John Barnard chez McLaren. Malgré sa rapidité, le potentiel de la voiture est gâché par la partie mécanique pas du tout fiable.
En 1983, au grand prix de France survient « l’affaire de l’extincteur » : André De Cesaris réalise le meilleur temps de la séance qualificative du vendredi, mais lors des vérifications techniques de la 183T, les commissaires constatent que la monoplace n’a pas le poids minimal règlementaire et que l’extincteur est vide : c’est une tricherie avérée pour gagner du poids, qui entraine la disqualification du pilote italien. Ducarouge clame son innocence, convaincu que Chiti, son rival au sein d’Autodelta, a manigancé le coup pour le discréditer. L’insistance avec laquelle l’italien a souhaité que le français assiste aux vérifications techniques est en effet louche…Toujours est-il que Chiti obtient gain de cause, puisque Ducarouge est limogé par Alfa Romeo quelques jours plus tard. Le français part sans regrets, n’ayant jamais eu chez Alfa les moyens et le personnel nécessaires pour aller loin. Mais là encore, il rebondit vite ! et pour le meilleur !
Période « magic » chez Lotus
Dès Juin 1983, il rejoint Lotus. Peu avant sa mort d’une crise cardiaque en décembre 1982, le grand Colin Chapman l’avait courtisé dès 1982. Bien plus tard, Ducarouge raconta sa rencontre avec Chapman, la visite du château de Ketterringham et la salle d’exposition F1 de Lotus. Sur un « livre d’or », il avait lu ce commentaire étonnant laissé par un visiteur : « Que Mitterrand libère Gérard Ducarouge » ! Un « frog » chez les anglais, quelle folie ? Bien au contraire, il y vivra sa plus belle aventure, technique et humaine. A son arrivée, l’écurie Lotus, orpheline de son génial fondateur décédé, est en pleine déroute, minée par une 93T ratée malgré l’utilisation d’un excellent V6 Renault. Dès sa prise de fonctions, « Ducared », comme le surnomment les anglais, se met au travail et mobilise jour et nuit l’équipe pour réviser de fond en comble la monoplace. L’exploit est là : cinq semaines plus tard, la nouvelle 94T est prête ! Elle se montre d’emblée plus performante, permettant à Nigel Mansell de décrocher un podium.
Entre 1985 et 1987, Gérard Ducarouge connaît sans nul doute l’apogée de sa carrière en travaillant avec Ayrton Senna, au firmament de l’ère démesurée des Turbos : puissances délirantes, pneus et moteurs qualifs spéciaux, essence expérimentale, c’était le paroxysme ! Au volant des somptueuses Lotus 97T et 98T, dotées d’une grande finesse aérodynamique et propulsées par un démoniaque V6 Renault Turbo, dont les versions qualification dépassent allègrement les 1200 chevaux, Senna devient « Magic ». Les séries de poles positions à la limite, les images inoubliables, sur la piste comme dans les stands, de la victoire héroïque sous la pluie au Portugal en 1985, les retours techniques hallucinants de précision (à l’époque où la télémétrie embarquée est balbutiante voire inexistante) marquent l'histoire.
Senna forge déjà sa légende. Ducarouge, réputé pour son fort caractère, noue une relation de complicité très forte avec le brésilien. Le duo fait merveille et quand Senna décide de quitter Lotus pour McLaren en 1988, il aurait bien emmené Ducarouge avec lui. Ron Dennis lui fait un appel du pied, mais le français tient à honorer ses engagements jusqu’au bout pour Lotus. Au soir du grand prix d’Australie 1987, il laisse une lettre très touchante à Ayrton Senna, où il s’excuse presque de ne pas avoir pu lui donner une voiture capable de décrocher le titre.
Ferrari aussi le courtisa. Le Commendatore le reçut même dans sa propre maison, à Modène, pour lui offrir un pont d’or, sans succès. En 1988, Senna est remplacé chez Lotus par Nelson Piquet. Le courant passe moins bien et surtout Lotus décline lentement, miné par les difficultés financières et la perte de Honda.
Dernières années tricolores
En 1989, Gérard Ducarouge revient en France pour travailler au sein de l’écurie d’un autre Gérard, Larrousse, qui a obtenu un châssis fourni par Lola et le V12 Lamborghini. La monoplace est grandement améliorée par l’ingénieur français, permettant à la petite écurie tricolore de décrocher un podium inespéré au Japon. Il reste trois saisons puis revient au bercail Ligier fin 1991. Après plusieurs saisons de purgatoire, l’équipe tricolore remonte doucement la pente, toujours grâce aux solides appuis politiques de Guy Ligier, qui obtient non seulement un budget très confortable mais surtout le V10 Renault, sur pression présidentielle.
1994 marque un tournant pour Gérard Ducarouge. Ligier sombre de nouveau, plombé par les démêlés judiciaires du sulfureux Cyril de Rouvre, qui avait repris à Guy Ligier le contrôle de l’équipe. Tel un prédateur guettant sa proie, Flavio Briatore, qui veut mettre un V10 Renault dans ses Benetton, rachète l’équipe Ligier et réorganise le staff en y plaçant son homme-lige, Tom Walkinshaw. Gérard Ducarouge ne fait pas partie des plans du manager italien, mais de toute façon, le cœur n’y était déjà plus : la mort d’Ayrton Senna, avec qui il avait tissé des liens très forts, a sans doute tué son amour de la F1. Quittant Ligier dans le courant de l’été 1994, il reprend du service chez Matra pour finaliser la mise au point du fameux Renault Espace F1, le dernier bolide sur lequel il travaille, histoire de boucler la boucle. Il collabore ensuite avec Venturi dans la commercialisation de véhicules électriques.
Gérard Ducarouge décède en 2015, la même année que Guy Ligier et Jean-Pierre Beltoise. Quel parcours ! Une page glorieuse du sport automobile français se tournait.
Bonus : un reportage de 1985 sur la vie de Gérard Ducarouge chez Lotus !
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