Le chaînon manquant
En compétition sur circuit, Ferrari a tout gagné...ou presque. Un monument reste à gravir : les 500 miles d'Indianapolis. Enzo Ferrari a toujours eu une attention particulière pour les Etats-Unis, un marché évidemment incontournable pour les ventes de ses sportives et la pérennité de son entreprise. Dans les années 50, plusieurs tentatives avaient été menées, avec Ascari, Fangio ou encore Farina, pour gagner la mythique épreuve américaine, mais sans succès. A partir des années 70, Ferrari mise tout sur la F1, se retire de l'Endurance et ne pense plus vraiment à Indianapolis.
Le début des années 80 est délicat en F1 pour la Scuderia, qui négocie difficilement le passage à l'ère des turbos. Ferrari perd de sa superbe, subissant la loi de McLaren et Williams ainsi que la montée en puissance de BMW et Honda. Le cheval cabré investit énormément pour combler son retard. Mais alors que les efforts commencent à porter leurs fruits - Alboreto est le principal challenger d'Alain Prost dans la course au titre en 1985 - de son côté, la FISA, sous la férule du retors Jean-marie Balestre, part en croisade contre les turbos, sur fond de bras de fer avec la FOCA de Bernie Ecclestone et de préoccupations sécuritaires. La législation restreint année après année la suralimentation et la capacité des réservoirs, ces changements règlementaires perpétuels agaçant de plus en plus les constructeurs engagés.
CART sur la table
Las de ces incertitudes sur le futur sportif et technique de la F1, le projet américain reprend vigueur chez Ferrari. Non seulement le Commendatore n'a jamais renoncé à son rêve de gagner l'Indy 500, mais il pourrait aussi s'en servir comme "arme politique" face à ce duo infernal Balestre-Ecclestone. Contrôlé par les grandes équipes, le CART est alors en plein essor sportif et médiatique, commençant à rivaliser avec la puissante Nascar. Ford et Chevrolet sont présents, mais les bruits de couloir commencent à évoquer l'arrivée de Porsche. Sa règlementation technique, qui autorise les V8 turbos, semble bien plus stable qu'en F1 et les intrigues politiques n'y ont pas vraiment leur place. Ainsi, en 1985, le directeur de la compétition, Marco Piccinini, se rend aux USA pour assister à plusieurs courses du championnat CART.
Un projet en March ?
Via un partenariat commun, Goodyear, des contacts sont établis avec l'écurie Truesports qui engage avec succès Bobby Rahal (et, pour l'anecdote, compte à l'époque parmi ses ingénieurs un certain Adrian Newey !).
Les déplacements du staff Ferrari aux USA - le président Ghidella et l'ingénieur Gustav Brunner assistent à l'Indy 500 1986 - ne passent pas inaperçus et le cheval cabré ne se prive pas de souffler le chaud et le froid. Dans un communiqué, Enzo Ferrari déclare à l'époque « Les nouvelles concernant la possibilité que Ferrari abandonne la Formule 1 pour courir aux États-Unis ont en fait une base. Depuis quelque temps chez Ferrari, on étudie un programme de participation à Indianapolis et au championnat CART. Dans l'éventualité où en Formule 1 les règles sportives et techniques de l'accord Concorde ne seraient pas suffisamment garanties pendant trois ans, l'équipe Ferrari (en accord avec ses fournisseurs et en soutien de sa présence aux États-Unis) mettra en œuvre ce programme. » Le spectre d'un retrait de Ferrari de la F1 agite tout le paddock, comme à d'autres reprises dans l'histoire".
Fin 1985, l'équipe Truesports vient même effectuer un roulage à Fiorano avec une March-Cosworth, en présence de Bobby Rahal et Michele Alboreto. Néanmoins, la collaboration n'est pas envisageable en l'état, car il est hors de question pour Ferrari de mettre ses moteurs dans le châssis d'un autre. Alors, sous la direction technique de Gustav Brunner, Ferrari donne son feu vert pour le développement d'un projet CART complet : construction d'un V8 Turbo, baptisé en interne 034, et d'un châssis Indycar 100% Ferrari ! Aval de FIAT, budget, sponsors, tout semble se mettre en place !
Ferrari 637, un vrai projet
Et le projet est très sérieux, en témoigne la qualité de la 637 fabriquée. Ferrari profite de la banque d'organes FIAT, le moteur 034 32 soupapes à 90° étant dérivé du V8 utilisé par Lancia sur la LC2 d'Endurance. Il est adapté aux règles CART qui imposent une cylindrée de 2.65 litres avec un seul énorme turbocompresseur. Le Tipo 034 était remarquable pour ses échappements dans le V avec les collecteurs d'admission positionnés à l'extérieur du moteur, dans les montants latéraux. Le tout peut produire entre 690 et 710 chevaux à environ 12 000 tr/min. Quant au châssis, mêlant aluminium et fibre de carbone, il renvoie les March et Lola de l'Indycar à la préhistoire. Élégante, très fine, hormis l'énorme aileron arrière règlementaire, la 637 est bien plus agréable à regarder que la pataude March !
En 1986, Ferrari mène de front la F1 et son projet CART qui est de plus en plus prix au sérieux. Et puis tout s'accélère : après le nouveau drame du décès d'Elio De Angelis en essais privés au Castellet, Balestre mène la charge contre les surpuissants moteurs turbos. Désignés comme responsables de la dangerosité des F1, il annonce son intention de les évincer, d'abord en les bridant fortement sur les saisons 1987/1988 puis en les remplaçant par des moteurs atmosphériques de 3.5 litres de cylindrée dès 1989 ! La fronde des motoristes, qui ont beaucoup investi dans ces technologies et escomptent les exploiter commercialement, est forte, si bien que BMW annonce son retrait et que Porsche s'intéresse aussi à un engagement en CART. Pour Ferrari, la coupe est pleine quand la FISA envisage de limiter à 8 le nombre de cylindres des futurs moteurs atmos, condamnant ainsi le V12 ! Sacrilège !
La politique reprend ses droits
L'histoire prend alors des accents de légende. On raconte que à l'occasion d'une entrevue organisée à Maranello avec des représentants de la FISA pour discuter de l'avenir de la discipline et s'enquérir du choix du Commendatore, une petite mise en scène aurait été orchestrée. Alors que les discussions s'éternisent et que Ferrari reste sibyllin sur ses intentions, soudain, un bruit évocateur de V8 résonne non loin de la salle de réunion...et le Commendatore indique à ses hôtes l'atelier de développement de la 637. Les officiels diligentés par la FISA se rendent alors compte à quel point le projet CART est bien avancé !
Légende ou pas, toujours est-il que début 1987, la F1 annonce que les V12 seront autorisés et Ferrari renonce à son projet CART. Un "Accord Concorde II", renforçant la mainmise d'Ecclestone sur la F1 et le sport automobile, est signé en mars 1987, et parmi les équipes, seule Ferrari a été associée aux discussions. Est-ce vraiment comme cela que les négociations se sont conclues ? Ferrari s'est-elle, comme beaucoup le disent, servie du CART pour faire chanter la FISA et obtenir gain de cause sur le V12 ?
Vu l'argent réellement investi dans la 637, cela fait cher pour faire pression dans les négociations ! Un autre élément qui a joué, c'est le recrutement de John Barnard à la tête du département technique. Transfuge de Mclaren, où il avait conçu la fabuleuse Mp4/2 titrée avec Lauda et Prost, l'ingénieur anglais aurait pesé de tout son poids pour que Ferrari se concentre sur la F1, le CART étant à ses yeux une "distraction".
Ferrari avait-elle réellement les moyens de jouer...plusieurs chevaux à la fois ? La raison l'a emporté...et la 637 n'a jamais foulé la piste d'Indianapolis. Toutefois, rien ne fut jeté puisque la 637 servit de base pour Alfa Romeo, qui se lança dans l'aventure Indycar en 1988. Le rêve américain de Ferrari s'est peut-être définitivement envolé ce jour là.
Sources : statsf1, 8W, Ferrari, Indycar