En 1977, Renault avait déboulé en F1 en relevant un pari audacieux : gagner avec un moteur turbocompressé, une technologie alors totalement inédite en F1 et des pneus Michelin à carcasse radiale.
Les premiers temps avaient été très durs. Le V6 Turbo de 1500cc (cylindrée moitié moindre que les V8 ou V12 atmosphériques) était assez lourd et difficile à piloter avec un temps de réponse très long, de plusieurs secondes. Il se montrait fragile comme du cristal, si bien que les anglais ricanèrent longtemps de celle qu'ils avaient surnommé la "Yellow teapot". La théière jaune Renault RS01 fumait beaucoup, beaucoup...En 1978, sur 14 grands prix, Jean-Pierre Jabouille, grand pilote (pas que par la taille) et brillant technicien chargé de la mise au point du propulseur français, essuya 9 abandons et ne put ramener qu'une 4e place.
La pression à domicile
En 1979, malgré une pole en Afrique du Sud, le début de saison est difficile pour Renault, qui ne met en service sa nouvelle monture, la RS10 à effet de sol, qu'au 5e grand prix en Espagne. En Belgique et à Monaco, sur un tracé vraiment défavorable, les bolides jaunes de la Régie, pilotés par Jabouille et le jeune loup René Arnoux, ont essuyé de nouvelles déconvenues. C'est dans ce contexte que survient le grand prix de France, à Dijon, alors que Renault n'a pas encore inscrit le moindre point. Mais quelques espoirs subsistent : le tracé, court et rapide, est propice au déploiement de la cavalerie du V6. La RS10 est bien née et le moteur, supervisé par l'équipe de Bernard Dudot, est passé du turbo Garrett à un système à deux turbos, plus petits mais plus fiables. Fournis par le spécialiste allemand KKK, ils apportent plus de puissance et de couple avec un meilleur temps de réponse. Un changement qui va s'avérer décisif.
Dès les essais, on sent que Renault est dans le coup et les deux voitures jaunes, blanches et noires s'emparent de la première ligne. Jabouille est en pole position, avec un chrono 5" plus rapide que la pole de 1977, avec à ses côtés René Arnoux. Les pneus de qualifications, fournis par Michelin, y sont aussi pour beaucoup. Derrière, seules les Ferrari et le Brabham-Alfa à moteur V12 suivent dans la mêmes seconde, tandis que le reste du plateau est à bonne distance. Les Ligier, avec Laffitte 8e et Ickx (qui remplace Depailler accidenté en deltaplane) 14e, déçoivent après un début de saison en fanfare, de même que les Lotus 12e et 13e. La domination des bolides noir et or de 1978 semble bien loin !
L'abnégation de Jabouille
Au départ, le bouillant Gilles Villeneuve bondit et prend la tête devant Jabouille et Scheckter, tandis qu'Arnoux a raté son envol et se condamne à une folle remontée.
Le québecois cravache et creuse un écart de quelques secondes puis les positions se stabilisent. Jabouille, patient, dont le pilotage coulé est l'antithèse de celui du québecois, revient petit à petit sur Villeneuve qui a tapé dans ses pneus, ses freins et ne ménage pas sa monture. Au 47e tour, après une longue observation et à la faveur d'un trafic de retardataires assez dense, Jabouille prend l'aspiration de Villeneuve. Faisant parler la puissance du V6 Renault, il prend la tête et creuse immédiatement un écart conséquent sur la Ferrari. En une quinzaine de tours, il se forge une avance de 20 secondes sur Villeneuve dont les pneus sont à l'agonie. Pendant ce temps-là, Arnoux, 3e, revient comme un boulet de canon sur la Ferrari en lui reprenant plusieurs secondes par tour.
Dans les ultimes boucles, Jabouille peut réduire le rythme et ménager sa monture, qui l'a si souvent trahi. Pourtant, le français souffre le martyre à cause d'une crampe...mais la délivrance survient au bout du 80e et ultime tour du grand prix. A 37 ans, Jabouille, le "pilote-technicien", fait triompher enfin le moteur turbo Renault. Le pari de Renault est réussi et fera école, ouvrant ainsi la folle page d'histoire de l'ère turbo des années 80. Cette victoire est aussi le fruit de mois et mois d'essais, de volonté, de travail, de frustrations à évacuer, de moqueries à écarter. Sous les yeux du ministre des sports et devant 120.000 spectateurs, Jabouille entre dans l'histoire mais n'a même pas la force de sortir seul de la monoplace ni même de sourire, tant il est allé puiser au bout de lui-même pour terminer. Michelin assoit également sa mainmise sur la guerre des pneumatiques. La F1 est à l'heure française !
Villeneuve-Arnoux, un duel de titans
Pneus à l'agonie, Gilles Villeneuve n'a pu enrayer la remontée de René Arnoux, qui rattrape le pilote Ferrari au 78e tour. Au bout de la ligne droite, le français porte une première attaque et se retrouve côte à côte avec Villeneuve qui résiste.
Au 79e tour, Arnoux a pris quelques longueurs d'avance mais son rythme s'affaisse car l'essence vient à manquer. Dans le virage Villeroy, Villeneuve "l'acrobate" sort un freinage d'extra-terrestre, au prix d'un énorme blocage de roues, et passe Arnoux qui a été surpris par la manœuvre. La Renault se blottit dans la Ferrari.
80 e et dernier tour : Arnoux déboite à son tour dans le premier virage pour se porter à la hauteur de Villeneuve, qui freine encore à la limite et bloque ses roues. Dans les esses de la Sablière, les deux hommes sont roues contre roues et se touchent une première fois. Arnoux sort large et doit passer hors-piste. Quand il reprend la trajectoire, Villeneuve pique sur sa droite ! Les deux voitures heurtent leurs roues à plusieurs reprises mais sur un contact plus violent au virage 4, Villeneuve sort large et Arnoux reprend le dessus. Sauf que dans la petite accélération suivante, sa Renault manque de punch et Villeneuve en profite pour replonger à l'intérieur au prix d'un nouveau freinage limite ! Arnoux essaie de reprendre l'aspiration mais la Ferrari garde l'avantage jusqu'au drapeau à damier ! Quel duel !
L'affrontement épique entre les deux hommes a électrisé la foule ...et n'a pas été mis sous investigation par des commissaires ! Mais il ne fut pas du goût des pilotes "cartésiens", tels Jody Scheckter et Niki Lauda, représentants du GPDA, qui dénoncèrent les prises de risques inconsidérées des deux champions. Ils n'avaient pas hésité à faire exclure Riccardo Patrèse en 1978,qui avait désigné par ses pairs comme responsable (et bouc-émissaire) du carambolage de Monza ayant entraîné la mort de Peterson. En guise de réponse, Arnoux railla Lauda, qui, à sa place, "aurait levé le pied avant" tandis que Villeneuve rétorqua que "ceux qui ont peur doivent rentrer à la maison".
Quoi qu'il en soit, pas de complaintes à la radio, pas d'investigation des commissaires, pas de pénalité de 5 secondes ni de points retirés sur la superlicence. Pas de DRS non plus... Un duel viril mais respectueux, entre deux gars qui étaient potes et qui s'en amusaient en dehors du cockpit. C'était encore le temps des gladiateurs.
Source et Images: Flickr, wikimedia commons, Renault Sport