Senna favori, Prost challenger
Épuisé par la guerre interne chez McLaren et les polémiques qui ont émaillé l’éprouvante saison 1989, Prost est parti chez Ferrari en 1990. Il y a montré toute sa classe en surpassant son équipier Nigel Mansell et en développant à la perfection la Ferrari 640, ce qui lui a permis de remporter 5 victoires, dont celle magistrale du Mexique, et donc d’être en lice pour le titre. Sur cette fin de saison, la Ferrari s’est montrée très performante en conditions de course. Néanmoins, cette première saison en rouge n’a pas été sans accrocs pour le français au caractère direct et aux propos parfois cinglants : ses relations avec les médias italiens, le staff Ferrari et Mansell se sont envenimées, avec en point d’orgue le départ du Gp du Portugal, où Mansell a coupé la route à Prost et permis aux McLaren de passer !
De son côté, Senna, chouchou indétrônable au sein de l’équipe britannique, arrive au Japon avec une situation confortable : un succès de plus (6) et 9 points d’avance (78 à 69) soit l’équivalent d’une victoire, sur son adversaire. Autant dire que Prost a l’obligation de gagner à Suzuka pour espérer encore jouer le titre, alors que, de son côté, un abandon du français assurerait à Senna le titre sur le champ…Pourtant, malgré cette brillante saison, Senna n’a pas digéré Suzuka 1989 et surtout ses conséquences. Le pugilat médiatique avec Balestre, la mise à l’index des instances sportives et les humiliantes excuses dont il dû s’acquitter en début de saison, sous peine d’être privé de licence, tout cela a cultivé en lui une colère qui le ronge de l’intérieur. Persuadé d’être la victime de l’histoire, d’être l’objet d’une machination de l’axe franco-français Balestre-Prost (qui remonterait à Monaco 1984 !) et blessé dans son orgueil, Senna n’a pas tourné la page.
Guerre de position
Progressivement, la tension monte. Senna demande au directeur de course, Roland Bruynseraede, de changer l’emplacement de la pole position, qui est situé sur la partie « sale » et moins adhérente de la piste. C'est ce qui d'ailleurs lui avait valu de rater ses départs en 1988 et en 1989. Cette supplique, motivée par le désavantage injuste que procurerait la place de la pole au départ et soutenue par Prost ! - avait abouti plus tôt dans la saison. Mais au Japon, Senna se voit finalement fois-ci opposer par la direction de course un refus catégorique, l'emplacement demeurant au même endroit. Senna signe la pole devant Prost, mais le français se retrouve alors en position de force, ce que confirme son meilleur temps du warm-up. Et pour Senna, dont la paranoïa a décuplé depuis l'issue de la saison 1989, la piste de la machination ne fait aucun doute...Le dimanche matin, la tension monte encore d’un cran lors du briefing des pilotes, quand est évoqué l’épineux cas du court-circuitage de la fameuse chicane, ce qui avait valu à Senna sa disqualification en 1989 (sans oublier l’aide des commissaires pour repartir). Alors que les officiels exigent des pilotes, en cas de sortie de piste à cet endroit, qu’ils fassent demi-tour pour reprendre la piste par l’entrée de l’échappatoire, Piquet dénonce une idée « dangereuse » et propose que la chicane reste ouverte et puisse être traversée avec l’aval d’un commissaire. Quand Bruynseraede promet de considérer la proposition, Senna éructe au motif que c’est ce qui lui a valu sa disqualification l’année précédente. Hors de lui, le brésilien est persuadé qu’un complot pro-Prost est encore ourdi par les instances officielles et il promet à des journalistes qu’il va « récupérer son dû ».
Senna le kamikaze
Au départ de la course, comme on le pressentait, Prost s’élance mieux et prend la tête. La Ferrari se décale légèrement vers la gauche pour prendre au mieux la trajectoire de la 1ère courbe mais Prost n’en verra pas le bout...Senna, tel un missile ne déviant pas de sa trajctoire, lui fonce dessus, purement et simplement ! Au moment où Prost plonge vers l’intérieur, la McLaren, qui ne peut évidemment pas passer dans un tel trou de souris et avec un tel angle, heurte la Ferrari par l’arrière droit. Les deux monoplaces terminent leur course dans les murs de pneus au milieu d’un immense panache de poussière. C’est fini ! Senna est d’office champion du monde. Le reste du GP, remporté par Piquet, est anecdotique car tout le monde ne parle que de cet accident, dont le caractère prémédité fait pour beaucoup d’observateurs peu de doute. Les deux hommes, une fois sortis de leurs machines, se toisent comme dans un Western. Pas besoin de paroles, on imagine assez bien ce que chacun doit se dire. Ils regagnent, à bonne distance l’un de l’autre, les stands, mais sur certaines images, Senna donne l’impression d’attendre Prost pour entamer le dialogue…
Devant les micros, Prost ne mâche évidemment pas ses mots : « On ne peut pas discuter avec un type comme ça » et « chacun a pu voir sa vraie nature » dit-il, allant même jusqu’à comparer le jusqu’au boutisme de Senna au fanatisme terroriste. Le très cartésien Prost n’avait pas hésité, à maintes reprises, à envoyer des piques sur le mysticisme et la religiosité trop démonstrative de son rival. Le français ne manque pas aussi de souligner les failles des instances sportives, qui font fermé les yeux sur beaucoup de manœuvres litigieuses tout au long de la saison, notamment celles commises par Gerhard Berger, l'équipier de Senna chez McLaren accusé d'être son chien de garde. Il clame même son "dégoût de la F1" et son environnement politique devenu "dégueulasse". Senna, de son côté, savoure sa vengeance « Je dédie ma victoire mondiale à tous ceux qui m'ont combattu. Ils m'ont fait beaucoup de mal ! ». Il règle ses comptes avec Prost, lui attribuant la responsabilité de l’accrochage et critiquant son caractère supposé de « pleureuse ». L’opinion générale condamne la manœuvre. Jackie Stewart mène une interview à charge très tendue avec Senna, qui balaye d’un revers de main les reproches de l’écossais sur son comportement dangereux. Il peut compter sur le soutien de ses proches et de ses supporters qui invoquent le « karma » et le retour de bâton de la justice (divine ?). Même Ferrari demeure étrangement discrète sur cette affaire – la Scuderia rêve de recruter Senna, CQFD ? - ce qui creusera un peu plus le fossé naissant avec Prost, qui ne se sent pas vraiment soutenu à Maranello.
Quant au président de la FIA, Jean-Marie Balestre, absent à Suzuka, il a beau tonner dans la presse qu’il aurait ordonné un drapeau rouge et exigé un 2e départ, sa réaction est bien plus molle qu’en 1989. Les instances sportives se contentent de lancer une commission d’enquête sur le durcissement des comportements en piste constatés en 1990, mais sans plus. Au briefing des pilotes d’Adelaïde, les instances sportives sermonnent les pilotes sur les comportements en piste, sans faire la moindre allusion à Suzuka. De quoi énerver Prost, qui claque alors la porte de la réunion. Quand on pense que Schumacher a été disqualifié du championnat 1997 pour son coup de volant sur Villeneuve, on e dit que Senna s’en est bien sorti. Pas de permis à points et de pénalités à l’époque ! Heureusement aussi que les réseaux sociaux n’existaient pas encore, je vous laisse imaginer le torrent d’insultes et d’invectives qui auraient inondé le web entre « Prostistes » et « Sennistes » !
Pêché d'orgueil
Cette triste fin aurait-elle pu être évitée et se régler de belle manière, sur la piste ? Les instances officielles n’ont-elles pas attisé le feu en brimant peut-être plus que de coutume le brésilien ? Le final pathétique de 1990 trouve ses origines dans les suites de l'incident de 1989 et l'emballement qui s'en est suivi, mais Senna mettait en contradiction totale ses actes et ses principes, lui qui commençait en cette saison 1990 à s'inquiéter pour la sécurité, comme après l'horrible crash de Donnelly. Un commissaire, du public ou eux-mêmes auraient pu gravement se blesser dans cet accident de Suzuka.
30 ans plus tard, il suffit de parcourir les commentaires sur les forums et les réseaux sociaux pour constater que le geste de Senna divise toujours autant, considéré néanmoins par beaucoup comme une « vendetta » certes, mais une vendetta « justifiée », un juste "payback" de 1989. L'aura, le mythe Senna atténuent pour les uns l'aspect scandaleux de la manœuvre. Le film d’Asif Kapadia, qui a livré une vision très manichéenne du duel Prost-Senna en donnant clairement au français le rôle du « méchant » et du perfide, contribue aussi à forger cette représentation ?
Suite à ce piètre grand prix de Suzuka 1990, il faudra en tous cas un an pour que les choses se décantent. D’abord en Hongrie, où une première « paix des braves » fut conclue entre les deux champions, après un nouvel incident de course à Hockenheim qui avait poussé Prost à menacer de sortir Senna de la piste. Un prélude à la vraie et touchante réconciliation d’Adelaïde 1993. Mas un abcès devait encore être crevé, le « solde de tout compte » de cette affaire, mais peut-être aussi celui de la culpabilité. Et Senna le fit, perspicace coïncidence, à Suzuka en 1991, au soir même de son 3e titre mondial décroché face à Nigel Mansell. En conférence de presse, le brésilien avoue et assume enfin la préméditation de son attaque sur Prost. Déballant tout ce qu’il avait sur le cœur et libérant cette rage cumulée au fils des années, il fustigea son ennemi, Jean-Marie Balestre, qui était à ses yeux, par sa partialité, le responsable de la mascarade de 1990.