Tous ces reportages commencent souvent par une tournure convenue du genre de "quand on m'a proposé de prendre le volant d'une Formule 1 sur le Paul Ricard, je n'ai pas hésité un seul instant". Je vais donc commencer à peu près de la même façon. Alors que je devais prendre deux avions le lendemain pour essayer le nouveau break d'un constructeur premium en Allemagne, Renault m'a proposé -à la même date- de remplacer au pied levé un client malade sur une session de roulage en Formule 1 au Circuit Paul Ricard. Alors au lieu de me rendre à Munich, j'ai honteusement annulé mes billets pour rejoindre le Castellet et son hôtel de grand luxe. Et je tiens à préciser, avant que vous ne me rangiez dans la case des journalistes corrompus à la solde du grand capital, que la piscine extérieure n'était pas chauffée. Notez par ailleurs que je souhaite un prompt rétablissement au client malade.
Malade ou pas, le simple fait de penser au programme de la journée en lui-même colle une sacrée boule au ventre et vous met dans un état de tension inconfortable. Depuis quelques années, Renault Sport et Infiniti travaillent avec la Winfield Racing School à l'organisation de journées d'essai d'anciennes Formule 1 Lotus-Renault sur le Paul Ricard. Il s'agit d'un programme généralement offert aux meilleurs clients des deux marques, mais accessible à l'achat via Winfield qui propose des packs de conduite. La monoplace utilisée pour l'occasion date de la saison 2012 du championnat de Formule 1, alors pilotée par Romain Grosjean et Kimi Raikkonen (vainqueur du Grand Prix d'Abu Dhabi cette année-là). Cette Lotus-Renault E20 possède un V8 atmosphérique de 2,4 litres (au lieu du V6 turbo 1,6 litres actuel) développant environ 750 chevaux pour une masse de 640 kg.
Plusieurs sociétés dans le monde proposent actuellement de prendre le volant d'une "Formule 1" à l'occasion de stages sur circuit. Mais elles utilisent la plupart du temps des monoplaces très anciennes (à l’appellation "Formule 1" plus ou moins usurpée), équipées de moteurs Cosworth considérablement bridés. Sur Internet, on trouve bien la trace d'une boîte commercialisant l'essai d'une Williams de l'année 2011 dans son jus à Barcelone, et les plus fortunés d'entre vous peuvent même acquérir une F1 Ferrari de 2012 ou 2013 via le programme Corse Clienti (moyennant quelques millions d'euros). Mais l'offre de Winfield paraît unique au monde de par la structure mise en place et les conditions de l'essai : mis à part la déconnexion du système KERS (pour écarter l'éventualité d'une mort par électrocution désagréable), les Formule 1 de 2012 mises à la disposition des clients lambda ne présentent aucun aménagement pour les rendre plus faciles à piloter. Elles possèdent seulement une cartographie moteur spécifique au ralenti, de façon à passer la première vitesse en réduisant au maximum le risque de calage (très élevé d'ordinaire si vous ne pilotez pas une F1 tous les jours). La boîte de vitesses ne comprend que les 6 premiers rapports sans la septième, afin d'éviter tout risque de casse lorsqu'un conducteur-touriste passe les rapports supérieurs beaucoup trop tôt (les vibrations à bas régime peuvent détruire le bloc). Côté aérodynamique, les deux E20 possèdent le kit "appui maximum" du GP de Monaco. Le Traction Control reste dans sa position maximale, mais Winfield ne prend pas le risque de vous laisser partir en Formule 1 s'il pleut.
Il n'y a heureusement pas le moindre nuage dans le ciel quand je pars sur la piste au volant d'une Formule 4 au matin, le programme prévoyant de faire d'abord un peu rouler dans une monoplace moins performante pour se familiariser avec la piste et le pilotage d'une voiture de course. 140 ch (pour 650 kg) suffisent de toute façon à une monoplace pour battre les meilleures supercars de la planète au chrono sur un circuit comme le Paul Ricard. Sanglé dans le cockpit avec la vue à ras le tableau de bord, les vibrations traversant vos testicules écrasés par le harnais, le bourdonnement intense du petit quatre cylindres dans le dos, vous ne faites plus le fier. Non seulement la F4 impose déjà de freiner -pied gauche- de toutes ses forces pour réellement commencer à gagner en rythme (au point de se faire mal aux muscles de la jambe), mais elles vous met en face de la triste vérité : vous n'êtes qu'une merde incapable de jouer avec ses limites aérodynamiques. La courbe de Signes après la ligne droite du Mistral passe normalement à fond mais vous, le touriste invité à vous prendre pour ce que vous n'êtes pas entre deux nuitées dans un hôtel de luxe, vous relâchez lamentablement l'accélérateur au lieu de garder le pied droit solidement planté contre le plancher. Après deux sessions de tours raccourcies à cause d'autres stagiaires encore plus mauvais que moi (plantés à plusieurs reprises en plein milieu de la piste moteur calé), j'observe, transpirant et les couilles douloureuses (foutu harnais), la fiche des temps. Caio Collet, le très jeune vainqueur brésilien du championnat de F4 France 2018 et protégé de la filière Winfield, roule dix secondes plus vite que moi.
La somme de toutes les peurs
Vient donc ce moment tant fantasmé où vous passez dans la Formule 1. "Le rêve ultime de tout passionné", "le moment fatidique" ou "l'expérience d'une vie", pourrais-je ajouter histoire de m'en tenir au lexique langoureux des reportages déjà consultés sur le sujet. Il faut bien admettre que ce moment solennel marquera votre misérable existence jusqu'à votre mort. Une fois installé dans la F1 au milieu d'une nuée d'ingénieurs et de mécaniciens payés rien que pour vous, votre cul se situe plus bas que vos jambes, les garnitures intérieures paraissent bien plus confortables que dans la F4 et votre casque se blottit naturellement contre la partie haute du cockpit à l'ergonomie étonnamment parfaite. S'il n'y avait pas ce harnais plus intrusif que jamais avec les organes génitaux, ni ce volant affichant autant de boutons et d'informations qu'un tableau de bord de Boeing 777, on se sentirait aussi bien qu'un foetus dans le ventre de sa mère.
Et vous vous souviendrez longtemps de l'accouchement. Les ingénieurs vous sortent du stand en poussant la voiture, démarrent le V8 dans la pit-lane avec une machine puis parlent dans la radio pour vous aider à passer la première sans caler. Votre index droit appuie fébrilement contre l'une des six palettes en carbone du volant, puis la relâche le plus doucement possible. Votre pied ne touche pas l'accélérateur, comme en démarrant un diesel à l'auto-école mais en attendant beaucoup plus longtemps (il se passe plus de dix secondes entre le moment où l'on engage la première et celui où le moteur commence à se mettre en prise). La Formule 1 se lance enfin le long de la voie des stands, permettant d’accélérer enfin en appelant la seconde après avoir entièrement relâché la palette d'embrayage.
Au moment de rejoindre enfin la piste, vous vous rappelez qu'un simple tête à queue ferait caler le moteur, obligeant l'équipe à venir chercher la voiture en la ramenant sur un camion. Ce qui, compte tenu de la densité du planning de la journée (il y a onze autres pilotes-touristes privilégiés au total), mettrait un coup d'arrêt brutal à votre rêve d'essayer une machine habituellement réservée aux 20 meilleurs pilotes du monde. Vous arrivez donc au premier virage encore moins vite qu'Alonso en McLaren-Honda 2015 au ralenti après une casse mécanique, livré à vous même dans une Formule 1 à la valeur inestimable que vous ne saurez jamais piloter correctement, totalement dépassé par les évènements. Vous passez les rapports en sous-régime, en effleurant à peine les deux pédales. Puis vous vous dites que ce serait quand même dommage de mourir aussi con : dès la ligne droite suivante (celle du Mistral), vous écrasez courageusement la pédale de droite. En grand. En seconde vitesse.
Quelques mois plus tôt, j'essayais une Bugatti Chiron de 1500 chevaux sur la route. Quatre ans avant, je filais déjà sur cette ligne droite du Mistral en Veyron Grand Sport Vitesse de 1200 chevaux. Mais alors que je croyais pouvoir me prévaloir d'une certaine expérience des voitures rapides, je me retrouve subitement aveuglé par des sensations tout à fait inédites dans une automobile. Vous vous souvenez de votre premier tour dans ce roller-coaster de la mort qui vous a fait crier comme une mauviette au parc d'attractions ? Une F1 en pleine accélération en ligne droite faut aussi peur que ça (sauf qu'ici au moins, votre pied droit contrôle les mises en vitesse abyssales). Avec des pneus slick à la pointe de la recherche, un rapport poids/puissance record et un groupe motopropulseur bénéficiant de centaines de millions d'euros en développement, cette F1 renvoie toutes les autres voitures de la planète au rang d'objets inertes. Elle abat le 0 à 200 km/h en 4,4 secondes, soit 1,8 secondes plus vite qu'une Chiron. De la seconde jusqu'au fond de sixième, j'égraine les rapports à chaque fois que les diodes (de trois couleurs différentes) s'allument en intégralité sur le haut du volant. L'intensité de l'accélération ne baisse pas d'un iota jusqu'en fond de sixième, et je me retrouve à la bride électronique de 265 km/h en quelques battements de cils. La première fois que vous expérimentez cette accélération étouffante, vos capteurs sensoriels se mettent en défaut. Le temps d'une seconde ou deux, je ne me souvenais plus où j'étais, complètement hagard les deux mains agrippées au petit volant tout carbone. Ajoutez à ça les hurlements terrifiants du V8 à plus de 17 000 tr/min ou cette sensation que votre tête s'arrache au-dessus de 250 km/h, lorsque le vent s’engouffre sous le casque malgré le carénage du cockpit, et vous subissez un déluge sensoriel impossible à imaginer et à décrire fidèlement.
Puis à la fin du deuxième tour, alors qu'il ne reste déjà plus qu'une boucle à faire avant de ramener la F1 au garage, un léger sentiment d’accoutumance aux sensations expérimentées en ligne droite s'installe. Vous vous faites encore très peur en atteignant le limiteur à fond de six à 265 km/h, moment où il faut bander tous les muscles de la jambe gauche pour pousser la pédale de frein et ralentir la voiture avant l'épingle. En me brisant presque les os du pied, je n'aurais réussi à administrer que 57% de la pression normalement mise par un pilote de Formule 1 lors d'un gros freinage. Mais l'écart le plus ridicule avec le pilote de F1 se mesure évidemment dans les virages, où l'expérience des voitures de sport routières aux limites purement mécaniques ne sert à rien : ces Formule 1, capables de rouler au plafond grâce à leur appui aérodynamique colossal, permettent de passer facilement la courbe de Signes à 300 km/h à fond et peuvent encaisser des accélérations latérales que nous, les pauvres mortels ignorants, n'oserions même pas soupçonner. Alors que ma tête et mon bras gauche paraissent déjà bien trop lourds à tenir lorsque je passe pitoyablement Signes en sous-vitesse, il faudrait que j'y roule 80 km/h plus vite pour approcher le rythme normal de ces machines. Que je parvienne à donner sereinement un petit coup de volant vers la corde -à fond- sans paniquer alors que mes capteurs sensoriels me tétanisent comme dans ce foutu roller-coaster de mes 12 ans, et que mes muscles n'arriveraient même pas à contrecarrer la force centrifuge. Serait-il vraiment possible de maîtriser cette machine sans posséder le don inné de ces professionnels du pilotage de monoplace ? On aime railler devant sa télé la situation de Lance Stoll, le fils de milliardaire de la Formule 1 pour qui la fortune de son père a servi à se bâtir une solide expérience des monoplaces ultra-performantes bien avant son arrivée dans la discipline. Mais pourrait-il rouler à moins d'une demi-seconde au tour d'un pilote comme Felipe Massa ou Sergio Perez sans une sérieuse dose de talent ?
Il se trouve qu'un an après avoir commencé à écrire ces lignes, j'ai pu vivre une seconde fois cette expérience à la suite d'un nouveau désistement providentiel au dernier moment. Et alors que je pensais que mon statut de "redoublant" me permettrait enfin de passer Signes à fond en Formule 1, je n'ai progressé que marginalement par rapport à mon premier run (j'ai seulement réussi à monter ma puissance de freinage à 70%). Je me sens à la fois nullissime, privilégié d'avoir pu mesurer à deux reprises les capacités troublantes de l'automobile la plus performante de la planète, mais aussi désolé de ne pas pouvoir témoigner plus fidèlement de ces sensations bouleversantes. Mettre son cul dans une vraie Formule 1 pour les gens comme nous, c'est le stade ultime du rêve sans vouloir verser dans les poncifs éculés. Aucune expérience automobile, fusse-t-elle en hypercar ou en voiture de course, ne supporte la comparaison avec ça. Ce que font Renault et Winfield pendant ces journées, c'est donner une guitare à un fan de Jimy Hendrix propulsé sur la scène de Woodstock pendant son concert. Ou faire courir un sportif du dimanche contre Usain Bolt en finale du 100 mètres aux Jeux Olympiques. Ou encore, vous proposer de sauter dans le vide depuis l'espace à côté de Felix Baumgartner depuis sa nacelle Red Bull. Vous savez que vous serez ridicule, que vous perdrez et que vous pouvez même vous faire très mal. Mais putain, vous aurez enfin fait quelque chose d'incroyable dans votre petite vie rangée. Je suis rentré chez moi en Opel Agila trois cylindres 68 chevaux. Neuve, elle coûtait le prix de ces 24 heures de stage F1. Mais cette expérience vaut bien plus que le prix d'une micro-citadine mortellement ennuyeuse.