Vie et mort des constructeurs d’Europe de l’Est

Il fut un temps pas si lointain où l’Europe était coupée en deux par le « rideau de fer ». Les pays communistes produisaient leurs propres voitures. De drôles de productions, pour une drôle d’époque.

Prologue

La production de voitures en Europe centrale et orientale est antérieure à la prise de contrôle par les Soviétiques. Škoda et Tatra sont des entreprises centenaires. BMW et Auto-Union disposaient d’usines qui se sont retrouvées en RDA. Tous ces sites ont travaillé pour les nazis. Ils ont été bombardés par les alliés, puis mis à sac à la libération (au titre des réparations de guerre.) Il n’en restait donc plus grand chose à la sortie de la seconde guerre mondiale.

Dans la doctrine communiste stalinienne, la production devait être purement utilitaire. Elle était donc principalement tournée vers les poids-lourds et les véhicules militaires. Aujourd’hui, cette société austère et collectiviste semble improbable. Pourtant, certains croyaient que les intérêts de la mère patrie étaient supérieurs aux plaisirs terrestres des individus. Au point où Youri Gagarine rendit la Matra Djet offerte par le constructeur suite à son vol orbital.

Les seules voitures particulières étaient celles des nomenklaturistes. FSO, l’un des rares cas d’ouverture d’usine, produisait des Volga sous licence pour l’élite polonaise. Quant aux usines existantes, faute de moyens, elles repartaient avec des modèles d’avant-guerre. L’ex-usine BMW d’Eisenach produisit à nouveau un temps sous la marque BMW (malgré les protestations du constructeur.)

L’âge d’or

Arrivant au pouvoir, Nikita Khrouchtchev avait une vision plus libérale de la société. Terminés les visages sévères et le bleu de travail comme uniforme permanent. Place aux sourires ! Désormais, il fallait aussi produire des biens d’équipement. Le bon peuple sera motorisé ! On veut alors construire des usines cyclopéennes, capables de produire des centaines de milliers d’automobiles par an. Au sein du Comecon, chaque pays possède un certain nombre de prérogatives. Les seuls pays autorisés à produire des voitures furent ceux qui en produisaient déjà (Pologne, RDA et Tchécoslovaquie.) La Yougoslavie, qui avait une petite activité de production de poids-lourds, reçut un quota. Le seul nouveau, c’était la Roumanie. Par contre, faute d’autorisation, les projets bulgares ou hongrois furent bloqués.

Seulement, après une décennie en friche, les rares constructeurs du pacte de Varsovie n’avaient pas les moyens de lancer de vraies nouveautés. Ils envoyèrent des « ingénieurs » visiter les usines occidentales, munis d’appareils photo (et une fâcheuse tendance à oublier de rendre les plans qu’on leur prêtait.) Moscou claironnait que la propriété intellectuelle était un concept capitaliste. De toute façon, même en « s’inspirant » des autres, un savoir-faire, ça ne s’acquiert pas miraculeusement. La Škoda 1000 MB et la Trabant furent de rares cas de véhicules conçus en interne. Une classe moyenne apparu. Certains allèrent même s’amuser le week-end en rallye.

Au milieu des années 60, l’URSS et ses pays frères changèrent de doctrine. Faute de compétence, ils se résignèrent à travailler avec des partenaires occidentaux. Fiat n’eut aucun scrupule et passa des accords en Yougoslavie (Zastava), en Pologne (FSO et FSM) et en URSS (Lada.) Les Lada furent alors produites dans une ville nouvelle, créée pour l’occasion, Togliatti (du nom du chef historique du PC italien.) La France gaullienne utilisait les pays de l’Est pour contrebalancer l’influence américaine. Renault, alors nationalisé, s’associa au tchécoslovaque Avia et au roumain Dacia. Pour Olcit (l’Axel), les Roumains firent appel à la fibre patriotique de George Taylor (alors PDG de Citroën), d’origine roumaine. Les Anglais avaient de leur côté une confiance extrêmement limitée envers les communistes. BMC se contenta d’une usine de montage en Yougoslavie, pays en porte-à-faux du bloc soviétique.

L’extrême gauche occidentale était aux anges et les autres craignaient une invasion imminente des produits de l’Est. Pour montrer ses ambitions, l’URSS construisit même des F1. Les projets de Moskvitch, Khadi (2 tentatives) et Madi firent long feu. Au moins, ils renforçaient l’impression que le bloc de l’est avance -industriellement parlant- à grande vitesse.

La fin sans fin

Au début des années 70, l’économie des pays de l’Est traversa un trou d’air. Il y avait un grave problème politique (vieillissement des dirigeants, bureaucratie pesante, absence de réformes…) Il y avait aussi un regain de tensions avec l’Ouest, qui entraîna une ruineuse remilitarisation. Le rêve d’opulence avait vécu.

Pour faire rentrer des devises, il fallut se mettre à exporter. Dans un premier temps, Moscou rétablit des relations avec les pays communistes renégats (Albanie, Chine, Corée du Nord…) Puis, les constructeurs tentèrent leur chance en Occident. Yugo s’essaya même à une aventure américaine à l’initiative d’un audacieux entrepreneur, Malcom Bricklin, devenant une inépuisable source de plaisanteries pour les automobilistes US. Bien sûr, il y avait eu peu d’évolutions depuis les années 60, voire plutôt des reculs en matière de qualité. Les modèles les plus récents étaient en fait des vieilleries recarrossées.

Les Occidentaux virent ainsi débarquer des voitures démodées, spartiates, poussives et mal finies. Pour compenser, les nouveaux arrivants cassaient les prix. Une Škoda 130 ou une FSO Polonez pour les 2/3 du prix d’une 205 Junior, c’est tentant, non ? Elles plaisaient à une clientèle modeste, souvent rurale. C’était une mine d’or pour les importateurs. Jacques Poch (Lada) pouvait bien s’offrir une équipe de stock-car avec Coluche, avant de demander à Oreca de lui créer une Samara de rallye-raid.

Ultime sursaut

Mikhaïl Gorbatchev tenta de sauver le système avec des réformes, notamment des privatisations partielles. Fiat entra au capital de Yugo et de FSM. VW devint partenaire technique de Škoda et fournit de l’aide (techniquement et financièrement) pour la Favorit.

Certains attendaient avec impatience la fin du communisme. D’autres voulaient toujours croire en des lendemains qui chantent. Les prototypes pullulèrent. Certains étaient de véritables études ; d’autres de simples coups de bluff (un sport très diffusé dans le Comecon.) Dacia présenta une micro-citadine, la Latsun. Lada dévoila un monocorps, l’Oxta. Aro clona le Rayton Fissore. Moskvitch construisit une Groupe S. Même Trabant annonça une grande berline 5 portes !

Chaos

En quelques mois, de 1989 à 1991, les régimes communistes tombèrent un à un. Les conseillers occidentaux débarquèrent en masse et furent unanimes : il fallait privatiser, ne serait-ce que pour faire entrer des devises. Le problème, c’est que dans la tradition soviétique, bureau d’études, usine de production et réseau de ventes sont trois activités distinctes. Il y avait peu de constructeurs répondant à la définition occidentale. De plus, les usines faisaient partie de conglomérats étatiques, incluant hôpitaux, supermarché, équipementiers automobiles… Après 30 ans de laisser-aller, l’outil industriel était archaïque. Opel préféra construire un site à Eisenach plutôt que de moderniser celui de la Wartburg. Au final, seul Škoda fut privatisé. Revoz et FSM, qui ne produisaient pas leurs propres véhicules, furent rachetés par leurs partenaires (respectivement Renault et Fiat.)

Les autres furent livrés à eux-mêmes. La demande pour les marques locales s’effondra. Les gens ne voulaient plus de ces voitures qui leur rappelaient de mauvais souvenirs. Certains pays implosèrent (URSS, Tchécoslovaquie, Yougoslavie…) et du jour au lendemain, certains fournisseurs ou sous-traitants se retrouvèrent dans un pays étranger. Dans le cas de la Yougoslavie, ils étaient carrément situés dans des pays en guerre avec celui de l’usine ! Dacia négocia un partenariat avec Peugeot. Tatra fit du charme à Hyundai. Olcit fut repris par un mystérieux homme d’affaire roumain, qui disparut avec l’outillage de l’Axel. L’usine d’Aro, spécialiste déchu du 4×4 low-cost, fut livrée aux ronces. Quant à la Trabant, après un bref succès (grâce à son image de « voiture du Mur »), elle disparut au bout de quelques mois. L’ex-URSS était remplie d’ateliers d’assemblage de Lada à l’abandon. Vladimir Scherbakov, dernier vice-premier ministre de l’empire, récupéra celle de Kaliningrad. Sous l’enseigne Zao Avtotor, il se proposait d’assembler tous types de véhicules pour contourner les taxes sur les importations. D’où venaient les capitaux ? On ne posait pas de questions à l’époque…

Le sauveur s’appelait Daewoo au milieu des années 90. En mal de moyens de production européens, il s’offrit Olcit, FSO et Avia, avant de faire lui-même faillite. GM ne voulut pas de ses usines européennes. Les constructeurs redevenus indépendants continuèrent de produire, seuls, les ex-Daewoo !

Dacia eut plus de chance. Après une décennie de flou, il fut racheté -partiellement, puis complètement- par Renault. Les travaux de modernisation de l’usine de Pitești furent importants : il n’y avait même pas de toilettes !

Reprise paradoxale

A la fin des années 90, l’ex-bloc communiste était l’un des nouveaux eldorados de la construction automobile. Il y avait d’abord une demande locale, très forte. Plus cyniquement, les salaires étaient plus bas qu’à l’Ouest et le cas échéant, les entreprises pouvaient bénéficier de subventions. La Slovaquie, qui n’avait pas de tradition automobile, déroula le tapis rouge pour les constructeurs. La plupart des généralistes s’installèrent en Europe centrale et orientale. En 1998, Audi ouvrit une usine à Gyor, en Hongrie, un cas unique dans le premium. Rover, toujours premier sur les coups fumants, créa un site d’assemblage en Bulgarie. Il ne fonctionna que quelques mois.

On n’a jamais produit autant de voitures en Europe de l’Est. Škoda et Dacia se portent au mieux. La marque tchèque est désormais une habituée du WRC. Elle dispose d’une large gamme, qu’elle vend jusqu’en Chine. Quant au constructeur roumain, sa production a explosé grâce à la Logan et au Duster. Mais ces deux exemples sont des exceptions ; les autres marques locales ont disparu. Lada n’exporte quasiment plus en Occident.

Vladimir Poutine veut faire renaitre l’industrie russe. L’oligarque Oleg Deripaska, l’un de ses obligés, a repris Gaz. Il a négocié avec Chrysler l’achat de l’outillage de la Sebring, devenue Volga Siber. C’est un flop financier et industriel. Jamais à court de coups médiatiques, le tsar s’est offert une virée de 500km à travers la Sibérie (l’été) en Lada. Il s’agissait de prouver la fiabilité des productions nationales. L’opération de com’ tourna au fiasco lorsqu’il fut révélé qu’il était suivi par un convoi de cinq Lada identiques (dont au moins une est tombée en panne.)

Sic transit gloria mundi.

Crédits photos : Chicago Auto Show (photos 1 et 5), Škoda (photos 2, 3 et 6), Citroën (photo 4), Opel (photo 7), Dacia (photo 8) et Audi (photo 10)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *