Nous nous sommes tant haïs : Mercedes 190 (W201)

Ce siècle n’avait pas un an lorsque je débarquai à Paris dans la sinistrose d’un jeudi soir à remettre mon plus beau sourire à des jours meilleurs. A peine sorti de la gare Montparnasse, je pris le premier taxi afin de rejoindre au plus vite une future-ex qui m’avait ouvert son coeur et accessoirement ses cuisses. Je m’engouffrai dans une espèce de coffre-fort à roulettes percé d’étroits fenestrons. Les gens appelaient ça une Mercedes 190. Dès la fermeture de la porte, je me sentis confiné dans un étroit réduit que me disputait un envahissant tunnel de transmission.

La ceinture de caisse haute comme un rideau de fer m’emmurait vivant dans d’épaisses ténèbres. Siège, accoudoir, moquette, tout dans cet environnement hostile était noir, sinistre, lugubre. Cette voiture avait eu beau naître au pays de l’Ode à la joie, elle tenait plutôt de la Marche funèbre. Seule forme primitive de fantaisie dans ce cauchemar éveillé, la sellerie à carreaux grisâtres me semblait aussi allègre qu’une tournée de cimetières un dimanche pluvieux de Toussaint. Charmant.

Le chauffeur taciturne, dont les muscles zygomatiques devaient souffrir d’atrophie face au mur des lamentations de la planche de bord, ne m’aidait guère à rompre le silence morbide. Comment ce pauvre homme aurait-il pu faire preuve de gouaille pagnolesque avec ces cadrans à pleurer et cet immense volant funeste en permanence sous les yeux ! De toute évidence, les ingénieurs de Stuttgart, plus doués en technique brute qu’en architecture d’intérieur, avaient omis le facteur humain au moment de concevoir la 190. La civilisation, cela ne s’apprend pas en un jour.

A défaut d’interlocuteur, je n’entendais guère que le bloubloutement lointain d’un laborieux Diesel dont je puis seulement dire qu’il tournait comme tourne une horloge pointeuse ou un tourniquet de métropolitain, c’est à dire de la manière la plus trivialement rébarbative que l’on put imaginer. Très loin d’exalter l’amour de la belle mécanique, ce moulin-là se contentait de fonctionner.

Un bouchon nous bloqua en plein carrefour. Les secondes semblaient passer comme des minutes, les minutes, comme des heures tandis que la célèbre réplique de Marlon Brando dans Apocalypse Now me traversait l’esprit en boucle : « the horror… the horror… » Cédant au découragement, je cherchais au dehors un inespéré sourire, ne serait-ce qu’une forme quelconque d’humanité, dans la jungle urbaine. En vain. En apercevant ma mine décomposée se refléter dans la vitre, je réalisai soudain que la 190 était mon véhicule funéraire attitré et le chauffeur, mon propre fossoyeur. Sur la lunette arrière, en lieu et place de l’habituel adhésif d’autosatisfaction publicitaire, je voyais en délire mon propre épitaphe.

« Ci-gît Laurent Berreterot, chroniqueur rangé des voitures« 

Pris d’une furieuse envie de vivre, j’abandonnai croque-mort et idées noires en pleine rue et partis vider mon spleen dans les bras de la première fille de joie…Moralité de cette pauvre histoire : « une voiture neuve ne reste pas longtemps neuve, une Mercedes 190 restera toujours un corbillard« .

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