Historique-1939 : Mercedes Benz T-80, le record avorté

Prouesse technologique et vecteur de gloire, le record est la chasse gardée des britanniques depuis le milieu des années 20. Malcom Campbell sur sa BlueBird l’a porté en 1935 à 444,44 Km/h à Daytona Beach, avant d’être repoussé par George Eyston en 1938 à 575, 07 Km/h à bord de sa Thunderbolt. Puis, le 23 août 1939 (jour où fut annoncé…le pacte germano-soviétique !), John Cobb pousse sa Railton Spécial à 595,05 Km/h.

Et l’Allemagne dans tout ça ? Depuis son arrivée au pouvoir, Hitler a accordé une grande attention à l’automobile. Le Führer s’est donné pour ambition de motoriser le peuple Allemand, dans une perspective à la fois propagandiste – montrer la réussite de son régime – mais aussi militaire, en préparant la guerre moderne mécanisée. Ce n’est pas un hasard si le parti nazi dispose de sa branche motorisée, la NSKK, qui s’occupe à la fois de la formation des conducteurs et de la gestion des sports mécaniques, ce qui est un bon moyen de contourner les interdictions du traité de Versailles…A ce titre, le Reich subventionne très largement Mercedes et Auto-Union, fers de lance de l’offensive allemande en sport automobile avec leurs fameuses flèches d’argent qui écrasent la concurrence dans les grands prix à partir de 1934.

Le record de la W125 en « 2e division »

En 1937, Mercedes dégaine la W125 qui marque l’apogée des monstres d’avant-guerre: le V8 à compresseur de 5,6 litres de cylindrée développe jusqu’à 625 chevaux en essais. Il faudra attendre les années 80 pour retrouver une telle puissance en F1. A l’époque, la course à la puissance est telle que la législation interviendra pour limiter la puissance des monoplaces, avec l’entrée en vigueur dès 1938 d’une nouvelle formule limitée à 3 litres de cylindrée. La W125 s’impose dès ses débuts à Tripoli et au grand prix suivant sur l’Avus, une piste dotée de deux lignes droites de 10 kilomètres, une version streamline profilée de la W125 est engagée. Elle frôle les 340 Km/h en vitesse de pointe.

En 1938, ce châssis sert de base à la W125 Rekordwagen, munie cette fois-ci d’un V12 poussé à 736 chevaux. Sur l’autoroute entre Francfort et Darmstadt, les prototypes s’attaquent au record de vitesse de la catégorie B (alors détenu par le rival Auto-Union), qui concerne les véhicules dont la cylindrée est comprise entre 5 et 8 litres. Le record absolu des Thunderbolt et Railton Spécial semble inaccessible car avec leurs moteurs d’avion Rolls-Royce, elles ne boxent pas dans la même catégorie.

Le 28 janvier 1938, Mercedes remplit son objectif avec Rudolf Carraciola qui bat le record du kilomètre lancé à 432,7km/h et celui du mille lancé à 432,4km/h. Malheureusement, la fête sera gâchée par la mort tragique du pilote Bernd Rosemeyer, qui représentait pour sa part Auto-Union : le chouchou de la propagande nazie perd le contrôle de la Type C Stromlinie à cause d’une forte rafale de vent et heurte une borne kilométrique. Le pilote est éjecté et tué sur le coup…La référence établie sur route par Caracciola a tenu jusqu’en…2017, avant que la Koenigsegg Agera RS ne fixe une nouvelle barre à presque 447 Km/h.

La « Kolossale » T-80 de Mercedes…et Auto-Union

Étonnamment, c’est par l’ennemi juré que le projet Mercedes de record absolu est relancé. Pilote vedette d’Auto-Union, Hans Stuck a surtout l’avantage d’être dans les petits papiers du régime. Il connaît personnellement Hitler et a joué un rôle majeur dans le financement des programmes sportifs subventionnés par l’État. Le père de Hans-Joachim envoie en 1936 une lettre à Wilhelm Kissel, président du conseil d’administration de Daimler : « Mon vœu le plus cher est d’être l’homme le plus rapide du monde. Je ferai tous les sacrifices et m’investirai sans réserve pour y parvenir (…) J’avais déjà discuté avec le Dr Porsche à ce sujet il y a un certain temps et il a exprimé sa volonté d’entreprendre la conception du véhicule, si elle devait être construite par vous.  » Peut-être Stuck souffre-t-il aussi de la popularité grandissante de Bernd Rosemeyer, qui commence à lui faire de l’ombre…

Le record britannique ayant été porté à 595 Km/h au cours de l’été 38, les Allemands se fixent la barre des 600 puis envisagèrent d’atteindre les 750 Km/h, afin de frapper un grand coup de propagande. C’est dans ce contexte qu’est conçue la Mercedes-Benz T80, dont la fabrication va coûter la bagatelle de 600000 Reichsmarks. Le projet est supervisé par l’ingénieur aéronautique Josef Mickl pour le design et sur la partie technique, par l’incontournable Ferdinand Porsche. L’ingénieur autrichien a certes conçu les Auto-Union de Grand prix mais il a aussi travaillé chez Mercedes par le passé.Et c’est chez Daimler que les prototypes de sa Kdf-Wagen sont assemblés…

Par l’entregent d’Ernst Udet, général des forces aériennes de la Luftwaffe, l’industrie aéronautique est également sollicitée, avec la mise à disposition du prototype d’un nouveau V12 Daimler-Benz DB603 de 44,5 litres de cylindrée et développant 3000 chevaux. Évolution du DB601 qui propulse plusieurs avions militaires dont les Messerschmidt, il fonctionne avec un mélange d’alcool méthylique (63%), de benzène (16%), d’Ethanol (12%), d’Acétone (4,4%), de nitrobenzène (2,2%), d’Avgas (2%) et d’Ether (0,4%). Rien que ça…

De part sa longueur (8,24 mètres), le châssis se dote de 3 essieux avec le moteur en position centrale. La carrosserie carénée, en aluminium, est très légère car elle repose sur une structure en treillis tubulaire. Affichant un Cx de 0,18, elle est dotée de deux ailettes latérales qui doivent empêcher le soulèvement du bolide à haute vitesse. La T-80 embarque aussi à bord un système très novateur d’antipatinage conçu par Ferdinand Porsche, qui est capable de détecter l’écart de vitesse entre les roues avant (qui ne sont pas entraînées par le moteur) et les roues arrières. En cas de différence trop importante susceptible de générer du patinage, le système régule l’approvisionnement en carburant  (!)

Un autre diktat hitlérien imposa que la tentative se fasse sur le sol Allemand. Ainsi, une ligne droite de 10 kilomètres fut spécialement aménagée sur une portion d’autoroute entre Dessau et Leipzig pour déployer toute la puissance du Schwarzer Vögel (en riposte au Blue Bird anglais), le surnom donné par Hitler à la flèche d’argent du record. Le nationalisme du projet n’avait d’ailleurs plus aucun doute, puisque la carrosserie devait arborer fièrement l’aigle et la croix gammée. Lors d’un essai préparatoire, la barre des 600 Km/h aurait été franchie mais le projet s’arrêtera là: prévue pour Janvier 1940, la tentative est annulée avec le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale. Mais tout ne fut pas perdu façon de parler: le moteur entra en production à partir de 1942 et équipa les chasseurs Dornier Do335, Focke-Wulf Ta 152 ou encore l’avion de combat Messerchmitt Me410 jusqu’à la fin des hostilités. Quand on vous disait que le sport automobile, c’était pour préparer la guerre…

Sources et images : Daimler, Mercedes Museum, Wikimedia commons

(25 commentaires)

  1. Alors j’étais au courant et déjà surpris par le record de Mercedes, par contre le 595kmh en 1939 lui je l’ai pas vu venir, ça serait intéressant de sortir cette Mercedes au musée et voir jusqu’où elle peux aller

  2. Intéressant, toutefois le passionné d’aéronautique que je suis également se doit de vous corriger 🙂
    1)On dit Messerchmitt et pas Messerschmidt. Ce sont deux noms différents pour info 😉
    2)Ernst Udet a été sollicité car les moteurs DB étaient exclusivement destinés à la Luftwaffe. C’est uniquement avec son accord que Daimler-Benz a accepté de coopérer, le projet venant comme vous le faites remarquer vous-même de « l’ennemi » Auto-Union (pour qui Porsche travaillait toujours)
    3)En fait le T80 a été d’abord conçu avec un DB601. Le moteur manquant de puissance, le DB 603 alors au stade d’étude a donc été envisagé par la suite. Udet n’avait été sollicité que pour la mise à disposition de deux DB 601. Il n’y a aucun rapport entre la mise en production du moteur en 1942 et le projet T80
    4)Le moteur n’était pas alimenté par le mélange que vous décrivez. Ce que vous évoquez est un dispositif dit de « surpuissance » nommé GM-1 (amélioré pour l’occasion, la version standard était plus simple) permettant au moteur de gagner 500ch durant un court laps de temps. Le moteur était de base alimenté par le carburant standard B4 avec un degré d’octane de 87.

    1. Cette Mercedes-Benz T80 avait un moteur d’avion de plus de 40 L de cylindrée. Les Thunderbolt et Railton Mobil Special avaient carrément deux moteurs d’avion. Dur de comparer avec des supercars aux caractéristiques techniques plus « réalistes » et faites pour pouvoir être conduites sur route avec un passager. (Moi, je me verrais très mal effectuer un trajet routier dans le -très- spartiate cockpit de la Railton ou la T80).
      Les descendantes de ces machines seraient plutôt des engins commes la Thrust SSC supersonique (de par la motorisation plus aéronautique qu’automobile).

  3. On se demande comment les pilotes de l’époque ont pu atteindre de telles vitesse avec une paire de c*** aussi grandes et lourdes… Hahaha

    C’est impressionnant en effet. Et comme le dit BlablaPaige, il serait intéressant de remettre la T80 sur une piste.
    Pure curiosité scientifique bien sûr 😛

    1. De mémoire, il ne reste plus qu’un moteur de la famille Daimler-Benz DB 600 en état de marche sur un Messerschmitt Bf 109.
      Un DB 605 de 33,9 litres sur un « Gustav ».
      L’état de santé du moteur est donné par l’état du vilebrequin, temps que ce dernier tient, l’avion peut voler.
      Refaire un vilebrequin à l’identique coûterait des millions.
      Après, on peut faire comme pour les cousins espagnols des 109 d’après-guerre, les HA-1112 buchón, les équiper de Rolls-Royce Merlin dont les dimensions et la disponibilité des pièces détachées ne posent pas de problèmes.
      Après tout le reste peut être reproduit à l’identique (châssis, coque, etc. ) avec des sponsors

      1. MMhh niet, en fait il y a actuellement :
        1)Deux DB 601 sur respectivement un 109 E-3 et un E-7
        2)Quattre DB 605 : un sur un G-6, et trois sur des ex-Buchon remotorisés et transformés au standard G
        La société MeierMotors s’est spécialisée sur la remise en état de vol de moteurs DB. Refaire un vilebrequin ne leur pose pas de problèmes spécifiques.
        Le soucis en fait est double : premièrement, il ne reste que très peu de DB 603. Cette variante a été la moins produite, « s »amuser » à remettre en état de fonctionnement un tel moteur est donc risqué. Ensuite, le châssis de la T80, bien que restauré, est unique. Au final, Daimler n’est pas très chaud à l’idée de remettre une double rareté en état de marche. Les risques sont trop grands.

        1. OK @greg.
          J’étais resté sur des informations des années 90.
          6 Me 109 en état de vol, ça commence à faire… de quoi refaire le film sur la bataille d’Angleterre sans les Merlin sur les avions Allemands.

          1. Je dois corriger : un des 6 pourrait techniquement voler, mais après deux (!) crash, il est maintenu en réserve.
            Sinon, pour faire un film sur la bataille d’Angleterre, on pourrait en prendre que deux, les E 😉
            Ensuite, il faudrait encore les bombardiers : au moins un Ju 87 Stuka (ça tombe bien, la société du défunt Paul Allen a reconstruit un Stuka pour être volé, une première depuis 1945), un DO-17 (impossible, le seul exemple survivant est à l’état d’épave et en cours de restauration), un JU-88 (seuls deux bombardiers ont survécu, et aucun ne peut voler), et un Heinkel 111 (aucun en état de voler, et le dernier casa 2111 volant s’est écrasé). Je crains donc que cela soit encore illusoire.
            Pour la petite histoire, si le sujet t’intéresse, un Spitfire avait été capturé et converti avec un DB 605, le résultat est assez intéressant, mais pas forcément réussi esthétiquement parlant^^

          2. J’ai retrouvé l’article du fana de l’aviation sur le Spitfire DB605 (avec le refroidissement d’un Me 110 !)
            Le fana N° 353 avril 1999.
            Le Merlin tourne plus vite, mais le DB 605 bénéficie d’une plus grosse cylindrée et a plus de couples.
            La société Daimler-Benz avait tout intérêt à démonter le mythe du moteur britannique pour des raisons de prestige et de propagandes.
            Mais aussi pour régler des conflits, comme il avait souvent à l’époque, une guéguerre régulière entre les motoristes et les constructeurs d’avions.
            BMW eut des mots contre Focke-Wulf avec son 801 pour le Fw 190.

      2. Je précise aussi que le DB 603 du véhicule a été « découpé » pour qu’on puisse admirer ses organes internes en musée. Ce ne serait même pas une restauration, mais une reconstruction.

  4. étrange car je n’étais pas au courant de cette histoire….personne n’en n’a jamais parlé, même dans les magazines de voitures anciennes à l’époque…et même au musée Mercedes…
    Alors que Audi (via Auto-Union) communiquait sur leurs tentatives de record..

    1. Commentaire intéressant qui montre bien la différence de mentalité entre les deux constructeurs. J’imagine que VW a eu besoin de construire une histoire à Audi, donc il fût très facile d’aller puiser dans les belles années des marques qui au fil des ans ont été regroupées sous les 4 anneaux. Les records de Auto Union, bien que n’ayant aucun lien direct avec le Audi « made in VW », furent donc une aubaine pour reconstruire une mythologie et lancer la machine à story telling. Mercedes de son côté a une histoire linéaire et ininterrompue, il n’y a donc pas forcément à plonger dans le passé pour justifier une histoire ou des nouveaux produits, les faits et la reconnaissance sont là. C’est cependant dommage que des épisodes comme ceux décrits dans ce bel article ne soit pas relatés par Mercedes.

      1. En fait, Audi a récupéré des anciennes F1 Auto-Union qu’on croyait disparues (volées par les soviétiques en 1945), et forcément a eut le besoin, disons d’attirer l’attention sur l’existence de ces véhicules.
        Mercedes n’ a pas vraiment eut besoin de communiquerspécialement sur ce sujet car tous les véhicules avaient été mis à l’abri à l’Ouest.
        Mercedes a par contre toujours communiqué sur ses tentatives de record.
        Plus spécialement sur le T80: c’est tout à fait normal que Daimler n’ait jamais vraiment communiqué sur ce véhicule, et ce même au musée, tout simplement parce que le véhicule était dans un état pitoyable et entreposée dans les réserves. Seule la carrosserie était exposée.
        MAIS…
        Le châssis a été entièrement restauré durant 2 ans et présenté dernièrement au festival de Goodwood.
        Un bel article sur la restauration en allemand:
        http://www.spiegel.de/auto/fahrkultur/rekordrennwagen-mercedes-t-80-rueckkehr-der-650-km-h-flunder-a-1217343.html
        Et des photos de goodwood :
        https://www.goodwood.com/grrc/event-coverage/festival-of-speed/2018/7/gallery-the-incredible-mercedes-benz-t80-land-speed-record-car/

  5. Il « suffirait » de trouver quelques généreux mécènes pour une refabrication à l’identique.

    Il doit bien avoir un Cheikh prêt à signer le… chèque.

      1. Refaire une copie « économique » du Mercedes Benz T-80 remotorisé avec un de Rolls-Royce Merlin, reviendrait à faire la publicité à BMW, sachant que Rolls-Royce appartient maintenant à BMW 😉

        1. Seule les automobiles Rolls Royce appartiennent à BMW (en simplifiant au maximum, dans la réalité c’est un peu plus compliqué).
          La société motoriste, Rolls Royce Group PLC est à part depuis de nombreuses années et est indépendante. La filliale allemande Rolls Royce Deutschland est cependant issue d’une joint venture entre BMW et Rolls Royce, rachetée à 100% par Rolls Royce PLC à la toute fin des années 90.

          1. Oui exact depuis 1973.
            Mais s’il a une démarche de sponsoring, cela ira au bénéfice du vendeur de voitures.
            Pour la petite histoire, les émirs arabes choisissent souvent les moteurs Rolls-Royce pour leurs Boeing ou Airbus commandés, car ils les associent plus facilement aux belles voitures du même nom.
            Les noms General Electrics, Pratt & Whitney, Honeywell, etc. sont moins vendeurs ! 😉

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