De Mutina au Commendatore
Lorsqu’Enzo Ferrari songea à créer son équipe, il voulut le faire sous la marque « Mutina ». Il s’agissait du nom latin de Modène (était-il inspiré par le goût mussolinien pour l’Empire romain ?) Un ami l’en dissuada : il devait engager ses voitures sous son nom et s’appeler « Scuderia Ferrari ». Le changement eut un impact sur le long terme. Enzo Ferrari n’aurait été que le fondateur de Mutina. Qui se souvient des fondateurs de General Motors ou de BMW ? En nommant ses voitures Ferrari, Enzo Ferrari devint l’incarnation de la marque. De quoi donner beaucoup plus d’impact. Ferrari, c’était Enzo Ferrari; Enzo Ferrari, c’était Ferrari. Sans en avoir l’intention, il s’était immunisé contre toute tentative de putsch.
Des écuries de Grand Prix (on ne parlait pas encore de F1), il y en avait d’autres, au lendemain de la guerre. Mais Ferrari avait les meilleurs pilotes, les meilleurs ingénieurs, les meilleures voitures. Pourtant, tout faillit prendre fin à l’été 1956. Enzo Ferrari venait de perdre son fils et successeur désigné, Alfredo (alias « Dino ».) Inconsolable, Enzo Ferrari voulut tout plaquer. Mais on le persuada de rester et Ferrari de galoper de plus belle. La prochaine étape, ce fut le développement de vraies GT de route. Il reprit goût à sa marque. Il négocia avec Fiat un rachat –utilisant brièvement Ford comme moyen de pression-. Mais à la condition de rester à la tête.
Mais Ferrari, ce n’est pas qu’une question de technique ou de palmarès, c’est un mythe. Enzo Ferrari avait compris qu’il était bien plus qu’un PDG. Avec l’âge, les déplacements se sont raréfiés. Et justement, cette rareté était une force. Il devait se forger une légende. Maranello avait des sas. Entrer dans l’usine était déjà un honneur réservé à quelques privilégiés. Croiser le Commendatore, échanger quelques mots avec lui, étaient des strates supplémentaires. Le saint Graal, c’était de pouvoir lui parler en tête-à-tête chez lui, dans son bureau. Pour rajouter du piment, autant Enzo Ferrari était mutique en public, autant il était disert avec ses hôtes, n’hésitant pas à blaguer. L’interlocuteur ne pouvait qu’être sur un petit nuage !
L’héritier
Le 14 août 1988, Enzo Ferrari s’est éteint. Pour lui succéder, il fallait plus qu’un patron d’entreprise. Il fallait, comme lui, un personnage romanesque. Le marquis Luca Cordero di Montezemolo est issu d’une vieille famille italienne, où l’on était amiral, général ou cardinal. Il fut lui-même était un brillant étudiant, devenu gentleman-driver, puis génie du marketing. Accessoirement, il a toujours été proche de Gianni Agnelli. C’était donc un casting idéal. Lui seul avait les épaules assez larges pour s’asseoir dans le fauteuil du Commendatore. Lui seul savait parler en public, tout en sachant démêler les intrigues de Rome et de Turin.
Sa première réussite fut de redresser les comptes de Ferrari. Sa stratégie consistait à être le Nick Rodwell d’Enzo Ferrari. Les aphorismes du fondateur devinrent des dogmes : pas de berlines 4 portes, pas de SUV, pas de production hors d’Italie, pas de publicité et la F1 comme unique programme sportif. L’exclusivité devait rester le maître-mot. Quitte à refuser des commandes… Ce qui ne l’empêcha pas de mettre le paquet sur le merchandising, depuis les vêtements jusqu’aux parcs d’attraction, en passant par les toilettes (!)
Avec les responsables successifs de la F1, Ferrari a connu le chaud et le froid. Le tournant a eu lieu dans les années 90. Bernie Ecclestone a été surpris. Brabham, Lotus et March ont fermé leurs portes dans une indifférence polie. McLaren, Benetton ou Williams n’arrivaient pas à être populaires. Par contre, même lorsque Ferrari ne gagnait pas, supporters et sponsors lui restaient fidèles. Ce n’était pas qu’une question d’ancienneté. Il y avait quelque chose de magique. Il a fallu 20 ans à Ferrari pour reconquérir un titre pilote. Comme pour faire oublier cet épisode, la Scuderia s’est offert une domination inédite sur la F1. Avec Michael Schumacher, Ferrari avait une hégémonie culturelle sur la F1. L’Allemand était souvent l’unique pilote connu, au-delà des cercles de supporters et des pays habituellement traversés par la F1. A partir de là, Ecclestone avait bien compris que Ferrari était un ticket d’entrée pour conquérir de nouveaux marchés. Il fallait lui dérouler le tapis rouge… Tout en lui rappelant de temps en temps que le patron, c’est Il Supremo.
Quid d’après-demain ?
Dans les années 85-95, Ferrari était incontournable. Ses rivaux historiques (Aston Martin, Lamborghini, Maserati…) et ses rivaux potentiels (Porsche, Lotus, Vector, Venturi…) étaient au tapis. Pour tenter de sauver le navire, ils devaient soit replâtrer des modèles déjà anciens, soit essayer de descendre en gamme. Ferrari avait beau perdre de l’argent, il pouvait continuer sa course à l’armement. La Testarossa, la F40 ou la 456 GT étaient autant de symboles d’une marque triomphante, face à des adversaires moribonds.
Aujourd’hui, cet avantage technique a disparu. La Porsche 918 ou la McLaren P1 n’ont aucun complexe face à la LaFerrari. Mais au-delà d’une bataille de chiffres, Ferrari prend le large grâce à son mythe. Une Ferrari n’est pas qu’une voiture. C’est un morceau du mythe. Cela prend des années pour se bâtir (ou se détruire.) Avec le départ de Luca di Montezemolo, Ferrari va se retrouver face à de nouveaux défis. Comment faire vivre le mythe ?
Le premier problème, c’est le positionnement. Enzo Ferrari s’était cantonné au rôle d’artisan de luxe. Là au moins, il était le roi, alors qu’il savait qu’il aurait été chahuté dans les petits cylindrées (cf. le flop de l’ASA 1000) ou dans les berlines (cf. l’hésitation autour de la Pinin.) Sergio Marchionne veut que Ferrari aille au-delà des 7 000 unités annuelles. Maserati prendra en charge la question des SUV et des berlines. Mais Ferrari peut-il passer à une production à 6 chiffres en se limitant aux GT et aux supercars ? Quelle est la taille de cette niche ? Est-elle commercialement viable ? N’y-a-t-il pas un risque de s’éloigner de sa clientèle, alors qu’Aston Martin et Porsche se sont diversifiés avec bonheur pour se rapprocher des pays émergents.
Le second souci, c’est l’exclusivité. Non seulement une Ferrari, cela se mérite, mais il faut montrer patte blanche auprès du vendeur ! C’était un moyen de se préserver des spéculateurs (une plaie, à la fin des années 80.) Puis c’est devenu un rite de passage. Le client traditionnel, c’est l’homme d’affaires aux tempes grises. Lui, il a attendu 40 ans pour pouvoir s’offrir son rêve de jeunesse. Il est donc prêt à faire quelques courbettes et à attendre de longs mois, pourvu qu’il ait sa voiture. Néanmoins, il y a une nouvelle clientèle, moins soucieuse des traditions. C’est le fils à papa des BRIC ou le golden-boy qui vient de lever des fonds avec sa start-up. Lui, il a l’habitude d’avoir tout, tout de suite, sur un plateau d’argent. Dans le luxe, des entreprises comme LVMH ont préféré s’asseoir sur leurs principes. Mieux vaut accepter tous les caprices que de subir les foudres d’une star dans les médias (cf. Oprah Winfrey et Hermès.)
A contrario, la condescendance institutionnalisée de Ferrari, n’en est que plus anachronique. Marchionne a accusé Montezemolo de refuser de précieux clients. D’ailleurs, McLaren met le paquet pour attirer à lui les exclus du cavallino rampante. Il leur déroule le tapis rouge (au sens propre !)
Enfin, Fiat rêve de mettre Ferrari en bourse, du moins partiellement. L’ouverture du capital est pour l’instant un succès. Mais le constructeur sera obligé de communiquer des bilans. Cela contredit l’omerta historique et la position d’autocrate occupée par Enzo Ferrari, puis Luca di Montezemolo. De plus, il faudra remettre en cause une politique élitiste. Pour séduire durablement les fonds d’investissements, Ferrari devra envoyer des signaux forts et faire preuve de pragmatisme. Les actionnaires vont souligner que Porsche, Aston Martin et demain, Lamborghini ont amélioré leur rentabilité en se « démocratisant ». Qu’est-ce qui empêchera Ferrari de faire de même ? L’argument du « Enzo Ferrari avait dit qu’on ne ferait jamais ceci » ne pèsera pas lourd.
En transformant Ferrari en simple constructeur de voitures de sport, on risque de tuer le mythe. Il n’y aurait plus d’aura autour du constructeur et il s’exposerait à un retour de bâton violent. Les tifosi et clients historiques ne supporteraient pas un Ferrari dévoyé. Cela voudrait dire que le constructeur de Maranello serait aussi obligé de s’aligner sur les prix et le service de ses concurrents. A terme, sa position en F1 pourrait être contestée.
Marchionne ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.
Crédit photos : Ferrari, sauf photo 2 (Pirelli), photo 3 (Chicago Auto Show) et photo 10 (McLaren.)