Preston Tucker était sans doute tout cela à la fois. Même si le film de Francis Ford Coppola s’est focalisé sur le côté « rêveur ».
15 ans avant sa fameuse berline « Torpedo », il avait tenté de construire une voiture pour Indianapolis. Le casting était imparable: Harry Miller pour la construction et Edsel Ford pour le financement et le moteur.
Le sport automobile ne fait pas dans les sentiments: que vous soyez pilote ou constructeur, au moindre échec, on vous oublie. Harry A Miller était LE constructeur d’Indycar durant les années 20, monopolisant quasiment toutes les grilles de départ. Mais en 1933, alors que le sport auto souffre de la crise (le calendrier de Champ Car tombera alors à 3 épreuves!), Miller eut la mauvaise idée de se lancer dans un projet de monoplace à quatre roues motrices (30 ans avant Cosworth, Ferguson, Matra et McLaren !) Ce projet semblait condamné d’avance et Miller ne pouvait que faire faillite.
A partir d’un moteur Miller de off-shore, Bill White se fait construire une nouvelle mécanique par Leo Goossen et Fred Offenhauser (les deux ex-bras droits de Miller) et le monter dans une Indycar. En 1933, Harry Miller s’inspire de l’idée de White pour créer un nouveau 4 cylindres. Ruiné, il solde l’outillage à Goossen et Offenhauser, qui en feront une mécanique imbattable jusqu’au début des années 70!
Fin 1933, ruiné, il quitte la Californie pour s’installer à New York. Il y rencontre un ami (groupie serait plus approprié), Preston Tucker (alors directeur commercial au chômage.) Ce dernier est persuadé qu’un moteur de série monté dans un bon châssis serait imbattable à Indianapolis. Mickey Thompson et Dan Gurney eurent respectivement 30 et 50 ans plus tard la même idée, mais surtout, en 1932-1933, Studebaker a tenté sa chance avec un team officiel.
En février 1935, Preston Tucker a convaincu Edsel Ford de financer la construction de 10 châssis et de fournir 10 V8 Ford. Henry Ford, de plus en plus gâteux, préfère écouter les idées de son garde du corps, Bennet, plutôt que celles de son fils. Alors, nul doute qu’Edsel penseait qu’avec un succès à Indianapolis, il gagnerait l’estime paternelle. A noter qu’en 1934, un privé, Chet Miller, a disputé les 500 miles sur une Ford (il inaugurera la liste des abandons.)
En mars, l’équipe de Miller reçoit le matériel et doit construire les voitures pour les 500 miles d’Indianapolis en mai! Au terme d’un véritable marathon, Miller construit 10 voitures. Mais seules 4 se qualifient à Indianapolis. La Miller-Ford, comme toutes les Miller, est très soignée avec un moteur repoussé au centre (qui entraine les roues avants, alors que les Ford sont des propulsions), des suspensions indépendantes et une ligne très fine.
Ford arrive en fanfare sur le speedway. D’ailleurs, le pace-car sera cette année-là un cabriolet Ford. Edsel Ford est persuadé malgré tout qu’il va gagner et que dans la foulée, les Américains se rueront chez leurs concessionnaires Ford. Pourtant, les qualifications ont été laborieuses: sur 33 voitures au départ, elles sont respectivement 26e, 27e, 29e et 33e.
Hélas, elles abandonneront presques toutes: la boite de vitesse est juste à côté de l’échappement et les pignons ne résistent pas à la châleur. A mi-course, il n’y a déjà plus qu’une Miller-Ford en piste. Le rookie Ted Horn (qui remportera trois championnats consécutifs de 1946 à 1948, 58 ans avant Bourdais, la dernière couronne étant obtenue à titre posthume) terminera 16e, à 54 tour (sur 200) du vainqueur. Ironie du sort, les moteurs Offenhauser (« Offy » pour les intimes) font le doublé.
A l’arrivée, Edsel Ford est furieux. Henry Ford était présent et il a pu voir le flop en direct. Ridiculisé, Edsel Ford n’aura plus jamais d’autorité et il mourra d’un cancer en 1943.
En plus, Miller et Tucker ont explosé le budget: de 25 000$ sur le parapheur, on arrive à 75 000$ au final (une fortune en 1935)! Miller est réputé pour ne pas regarder à la dépense, mais là, les regards se tournent vers Tucker, qui servait d’intermédiaire avec E. Ford. S’est-il servi dans la cagnotte? On l’accusera, sans preuve, de s’être servi des fonds de Ford comme si c’était les siens (une habitude chez Tucker, très fort pour utiliser l’argent des autres.) Ce qui est sûr, c’est qu’après cela, Tucker sera brouillé avec les Ford.
Edsel Ford, qui est propriétaire des voitures, décide de les enfermer pour ne plus jamais les voir. Lou Fageol et Lewis Welch lui rachètent 9 des 10 voitures. Avec un moteur Offy, Herb Ardinger est 6e en 1938 avec la voiture de Welch. L’année suivante, Cliff Bergere conduit la voiture et finit 3e. Après une année sans résultat en 1940, Ralph Hepburn est 4e avec une Miller-Ford munie d’un V8 Novi de l’équipe Bowes Seal Fast (qui reignera sur Indy après-guerre.) Ensuite, on reverra les Miller-Ford en 1946 et 1947, sans succès.
Et Miller? Il a cherché d’autres mécènes. Tom Hibbard, un célèbre designer, le contacte. Mais les deux hommes ne s’entendent pas sur LA formule gagnante à Indianapolis. En 1937, Ira Vail lui passe commande d’une série de machines 8 cylindres en ligne (à partir de deux 4 cylindres en tandem.) Miller, qui a entendu parler des Auto-Union, veut créer une voiture à moteur central, mais quatre roues motrices et munies de freins à disques.
Evidemment, Miller a tôt fait de syphonner le budget de Vail, heureusement, Gulf Oil débarque et donne carte blanche à Miller pour qu’il crée une machine capable de gagner à Indianapolis avec de l’essence « normale » (alors que les écuries ont tendance à s’approvisionner discrêtement sur les terrains d’aviation…) La voiture de Vail devient donc une Gulf-Miller. Une seule voiture est prète pour les 500 Miles 1938, où elle échoue. 3 voitures sont finies en 1939. 2 partiront littéralement en fumée. Gulf et Miller se sont fachées. Miller déménage à Detroit où Tucker a des projets d’aéronautiques (qui se concrétiseront par une tourelle de tir pour bombardiers.) Mais Miller souffre du diabète, d’une tumeur faciale et c’est finalement un arrêt cardiaque qui l’emporte en 1943, à 67 ans, seul et ruiné.
En 1946, la Gulf-Miller survivante est vendue à… Preston Tucker, qui veut médiatiser la sortie de sa voiture. Sans succès. Après 1947, Tucker n’apparaîtra plus à Indianapolis.
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