Les raisons de la colère
Dominateur de la course, Lewis Hamilton filait vers son 8e titre mondial - record absolu - puis a tout perdu avec la sortie de piste de Nicholas Latifi et le déploiement de la voiture de sécurité au 53e des 58 tours de course. N'ayant pas assez d'avance pour s'arrêter aux stands sans risquer de perdre la tête, l'anglais a été maintenu en piste avec ses pneus durs usés, tandis que Max Verstappen, disposant de suffisamment d'avance sur ses poursuivants, passait par les stands pour chausser des pneus tendres neufs.
La confusion est venue après. Au 56e tour, un premier message de la direction de course indiquait que les retardataires intercalés entre les leaders ne seraient "pas autorisés" à se dédoubler et donc à revenir dans le tour du leader, cela étant pourtant prévu par l'article 48.12 du Règlement Sportif. La course pouvait éventuellement être relancée en maintenant les retardataires parmi les leaders, et notamment les cinq qui séparaient les deux rivaux pour le titre. Dans ce cas là, même avec des pneus neufs, Verstappen aurait peut-être eu plus de mal à fondre sur Hamilton en un seul tour...Toutefois, dans le tour suivant, la direction de course a changé d'avis et finalement donné l'ordre aux pilotes retardataires placés devant Verstappen, et à eux seuls, de revenir dans le tour, avant d'indiquer, toujours dans ce 57e tour, que la voiture de sécurité allait rentrer à la fin de cette boucle. Cette décision survient quelques temps seulement après une communication de Christian Horner, le directeur de Red Bull, avec Masi. La suite est connue. Verstappen passe Hamilton au virage 4, l'anglais contre-attaque dans les lignes droites mais s'incline finalement.
Deux accrocs règlementaires sont alors apparus: d'abord, seuls les pilotes retardataires positionnés entre Hamilton et Verstappen ont été autorisés à se dédoubler, alors que ceux intercalés entre Verstappen et Sainz (alors 3e) ne l'ont pas été. Les partisans du complotisme ont pu argumenter ainsi que tout a été pensé pour faire d'Hamilton une proie facile face à Verstappen, à la fois débarrassé des retardataires devant lui pour attaquer immédiatement son adversaire et protégé de Sainz par la présence d'autres retardataires entre lui et le pilote Ferrari. On aurait aussi voulu faire croire à un duel artificiellement recréé pour favoriser le show jusqu'au bout, que l'on ne s'en serait pas mieux pris. Ensuite, le règlement stipule que, quand les retardataires se dédoublent, la SC rentre dans le tour suivant, alors qu'elle est rentrée ici immédiatement, afin de laisser le dernier tour se disputer sous régime de drapeau vert. En somme, si le règlement avait été appliqué à la lettre, la course se serait terminée sous régime de SC et Hamilton était titré.
Le silence, puis le communiqué
La colère a été à la hauteur de la frustration, et le mot est faible. Tandis que Toto Wolff, hors de lui dans le dernier tour, criait dans la radio à Michael Masi, le directeur de course, que "ce n'est tellement pas correct", ce à quoi l'australien rétorqua sèchement que "c'était du sport automobile", Hamilton lâcha à la radio à son ingénieur, dans les derniers virages du GP, que "c'était manipulé". Une communication que la FIA se garda bien sûr de diffuser en direct ni même après.
Hamilton a fait ensuite bonne figure devant les micros avant de disparaitre. Mercedes a posé deux réclamations, une sur un dépassement (bref) de Verstappen sur Hamilton sous régime de SC, une autre sur l'application "incorrecte" de la règlementation, toutes deux rapidement déboutées. C'était ensuite le blackout total en communication, jusqu'à aujourd'hui. Mercedes a boycotté la traditionnelle photo officielle de la FIA où posent toutes les voitures championnes du monde, puisque la Mercedes W12 n'y était pas. Et ce soir, c'est le dîner de gala de la FIA...
Ce n'est pas une coincidence. Alors que la FIA a annoncé, lors de son dernier conseil mondial, son intention de mener une enquête sur la fin controversée du grand prix - reconnaissant indirectement que cela a foiré quelque part - Mercedes a diffusé un communiqué dans lequel l'équipe renonce à faire appel.
"Chère communauté et fans de Formule 1,
Nous avons quitté Abu Dhabi sans arriver à croire ce à quoi nous venions d'assister. Bien sûr, cela fait partie du jeu de perdre une course, mais c'est différent quand on perd la foi en la course.
Avec Lewis, nous avons mûrement réfléchi à la manière dont répondre aux événements survenus au dernier Grand Prix de la saison de Formule 1. Nous avons toujours été guidés par notre amour de ce sport et nous croyons que chaque compétition devrait être remportée à la régulière. Lors de la course de dimanche, nombreux ont eu le sentiment – nous compris – que la manière dont les choses se sont déroulées n'était pas correcte.
La raison pour laquelle nous avons porté réclamation contre les résultats de la course de dimanche est que la réglementation de la voiture de sécurité a été appliquée d'une nouvelle manière qui a affecté le résultat de la course, alors que Lewis disposait d'une avance dominatrice en tête de la course et était parti pour remporter le Championnat du monde.
Nous avons fait appel dans l'intérêt de l'équité sportive et sommes depuis lors dans un dialogue constructif avec la FIA et la Formule 1 afin de créer de la clarté pour l'avenir, de sorte que tous les concurrents connaissent les règles sous lesquelles ils courent et la manière dont elles sont appliquées. Par conséquent, nous nous réjouissons de la décision de la FIA d'organiser une commission pour analyser en détail ce qui s'est passé à Abu Dhabi et pour renforcer le règlement, la gouvernance et la prise de décisions en Formule 1. Nous sommes également contents qu'ils aient invité les écuries et les pilotes à y participer.
L'écurie Mercedes-AMG Petronas va travailler activement avec cette commission pour bâtir une meilleure Formule 1 – pour toutes les écuries et tous les fans qui aiment ce sport autant que nous. Nous considérerons la FIA responsable de ce processus et retirons notre appel (sic) par la présente.
Le communiqué se poursuit avec une déclaration très élégante faite à Max Verstappen et un hommage appuyé à Lewis Hamilton.
À Max Verstappen et Red Bull Racing : nous souhaiterions exprimer notre sincère respect pour ce que vous avez accompli cette saison. Vous avez rendu cette lutte pour le titre de Formule 1 véritablement légendaire. Max, nous te félicitons, toi et toute ton équipe. Nous sommes impatients de nous battre avec toi en piste la saison prochaine.
Enfin, même si ce championnat des pilotes ne s'est pas terminé de la manière que nous espérions, nous ne pourrions être plus fiers de notre équipe.Lewis, tu es le plus grand pilote de l'Histoire de la Formule 1 et tu as donné tout ton cœur à chaque tour de cette incroyable saison. Tu es un sportif irréprochable sur la piste et en dehors, et tu as réalisé une performance parfaite. En tant que pur compétiteur et que modèle pour des millions de personnes dans le monde entier, nous te saluons.
Valtteri, tu as été une partie si importante de cette équipe, remportant cinq championnats des constructeurs en cinq saisons. Merci de ta contribution remarquable à notre histoire en sport automobile. Kiitos, Valtteri.
Enfin, à chacune et chacun des femmes et hommes émérites et passionnés de l'écurie Mercedes-AMG Petronas F1 Team à Brackley et de High Performance Powertrains à Brixworth : vous avez écrit un chapitre historique de l'Histoire des Flèches d'Argent en remportant ce huitième championnat des constructeurs consécutif. C'est un exploit sans précédent. Pour le dire simplement : c'est génial. Vous êtes géniaux."
Susie...Wolff dézingue Masi sans le nommer
C'est beau, mais c'est officiel. Susie Wolff, l'épouse de Toto Wolff, directrice de l'écurie Venturi F1, n'en démord pas et peut se permettre sans doute une plus grande liberté de parole. L'Écossaise estime que Hamilton a été "volé" et attaque sans le nommer Michael Masi, au cœur de la polémique depuis la fin de l'épreuve mais également depuis plusieurs semaines pour sa gestion globale de la saison.
"En abordant ce dernier week-end de course, je croyais que les deux équipes et les deux pilotes méritaient de gagner", a-t-elle écrit. "Que ça allait être un spectacle, une course historique dont nous espérions tous qu'elle se terminerait sans controverse. Ça n'a pas été le cas."
"Ce qui s'est passé est toujours difficile à comprendre et me donne une sensation de nausée. Ce n'est pas la défaite – et pas envers Max ou Red Bull, ils sont des vainqueurs méritants et nous savions qu'il y avait une forte possibilité que nous ne gagnions pas – mais la façon dont Lewis a été volé qui me laisse totalement incrédule."
"La décision d'une seule personne au sein de l'instance dirigeante, qui a appliqué une règle d'une façon qui n'a jamais été faite en Formule 1, a désigné à elle seule le pilote Champion du monde de F1. Les règles sont les règles, elles ne peuvent pas être changées sur un coup de tête d'un individu à la fin d'une course."
"Lewis Hamilton, tu as fait montre d'une intégrité et d'une dignité incroyables face à l'injustice. Tu es le meilleur qui ait jamais existé. L'issue des derniers tours ce dimanche ? Ceux qui savent, ils savent, même ceux qui ne veulent pas l'admettre."
"Félicitations à Max et félicitations à chacun des membres de Mercedes-AMG F1 pour votre huitième titre constructeurs consécutif, un record. J'espère qu'en mars l'année prochaine, il y aura une instance dirigeante avec l'intégrité et la justice sportive en son cœur afin que je puisse retomber amoureuse de la F1."
Plusieurs reflexions pour conclure
- Si le règlement avait été appliqué à la lettre, nous aurions dû en effet voir une fin de course sous SC. Les réactions auraient été tout aussi controversées, mais dans l'autre camp : la FIA aurait été accusée de "protéger" et de favoriser Mercedes et Hamilton.
-la fin de la course sous SC ne correspondait sans doute pas à ce qui était souhaité, après une saison si disputée et si intense. Le "let's them race" (laissez-les courir) a été l'un des mantras de l'année, et un gentleman-agreement avait été tacitement conclu entre la direction de course et les équipes afin de tout faire pour éviter que les courses se terminent sous neutralisation. Juste avant de se raviser, la direction de course a eu un échange avec Christian Horner qui a dit "we all need another racing lap" (nous avons tous besoin d'un autre tour de course).
-Ce sera développé dans un autre article top/flop : difficile de ne pas voir les interférences énormes entre l'application de la loi, l'équité sportive et les enjeux médiatico-financiers qui entourent une F1 en pleine résurrection populaire, mais aussi en cours d'américanisation par le show. Autres problèmes, qui seront évoqués dans le top/flop, la trop grande puissance de décision donnée à un seul homme et les abus de communication radio entre la direction de course et les teams managers.
-On imagine que c'est en très haut lieu que la décision de retirer l'appel a été prise. Lewis Hamilton a peut-être aussi pesé pour faire retirer l'appel. Quelle gloire à récupérer éventuellement un titre de la sorte, quelles que furent les circonstances ? On espère juste un Hamilton assoiffé de revanche en 2022 pour avoir un duel titanesque, une nouvelle fois !
-Mercedes a-t-elle obtenu une grosse contrepartie ? L'équipe allemande se réjouit de l'enquête diligentée par la FIA, mais cela semble un peu léger vu le terrible sentiment d'injustice et de vol qui étreint les membres de l'écurie allemande. Peut-on imaginer que le scalp du directeur de course Michael Masi, sans doute l'homme le plus detesté du moment du côté de Brackley, a été obtenu ?