Spirale infernale
L’industrie automobile italienne traverse une crise majeure, caractérisée par une chute des ventes de Fiat sur son marché national – le constructeur turinois atteint une part de marché historiquement basse – ainsi que de Maserati, qui a fermé des concessions et son centre d’innovation. Mais il faut aussi considérer la délocalisation de la production vers l’Europe de l’est, qui concerne par exemple l’Alfa Romeo Junior, produite à Tichy en Pologne, une première pour le Biscione, ainsi que la nouvelle Panda, produite en Serbie.
En corollaire à ces difficultés, la plupart des usines de Stellantis, que ce soit Mirafiori, Pomigliano d’Arco ou encore Termoli, où sont produits les moteurs Firefly, sont à l’arrêt ou au grand ralenti. Histoire d’ajouter encore un peu d’huile sur le feu, un nouveau scandale fiscal impliquant la famille Agnelli, et en particulier la fratrie Elkann, vient d’éclater. Les tensions à répétition avec le gouvernement depuis le début de l’année sont peut-être à prendre en considération également dans ce marasme des ventes italiennes de Stellantis, puisque la dynamique commerciale a vraiment dégringolé à partir de mai/juin (notamment pour Alfa Romeo, qui commençait pourtant bien 2024), au moment même où les polémiques ont commencé à s’accumuler, aussi bien sur « l’italianité » des produits que sur les arrêts d’usine.
Production en berne
Après un premier semestre marqué par une perte de 25% des volumes de production par rapport à la même période de 2023, la deuxième partie de l'année s'est ouverte sur une vague de licenciements qui a indirectement touché aussi la galaxie des industries connexes, décimée par la baisse des commandes. Au retour des vacances, Stellantis a annoncé la fermeture de Mirafiori pour un mois et la production se poursuit également par à-coups à Atessa, Pomigliano d'Arco, Termoli, Melfi et Cassino. À Mirafiori, seulement 15 jours de travail effectif sont prévus d’ici la fin de l’année, l’usine étant plombée par l’effondrement de la Fiat 500 électrique, tandis que la version hybride, développée en secours, ne sera pas prête avant 2026.
Moins de 20.000 voitures devraient sortir des chaînes de Mirafiori en 2024, contre plus de 50.000 en 2023 ! Les prévisions syndicales indiquent que Stellantis produira un peu plus de 500 000 véhicules en Italie sur l’année 2024, soit une baisse significative par rapport aux 751 000 de 2023. « La situation est grave, extrêmement grave », a déclaré Rocco Palombella de l'UILM lors d'une conférence de presse commune aux dirigeants de la FIOM. Cela a contraint les travailleurs à recourir à des indemnités de licenciement, financées en partie par des fonds publics.
Pendant ce temps, l'entreprise, tenue de faire en sorte que les 3 000 travailleurs en contrat de solidarité travaillent au moins 20 %, essaie par tous les moyens de les employer dans d'autres départements et usines. Outre les « prêts » des usines françaises et polonaises, le syndicat fait état de travailleurs réaffectés dans le département eDct, qui produit des changements de double embrayage électrifiés ou encore vers l'essai des véhicules électriques de Leapmotor, un partenaire chinois de Stellantis qui sera produit à Tychy, en Pologne. Ainsi, « le million de voitures assemblés en Italie », un objectif promis par le ministre des entreprises du Made in Italy Adolfo Uros, qui relevait du mirage, ne sera pas atteint.
Montezemolo ne mâche pas ses mots
Dans ce contexte, certaines voix portent. L’ancien président de FIAT et Ferrari, et ancien président de la Confindustria, Luca di Montezemolo, s’est exprimé ces derniers jours dans le cadre d’un évènement hommage à Vincenzo Lancia et n’a pas mâché ses mots, ce qui n’est pas une première d’ailleurs pour l’ancien patron des patrons italiens. « Il ne reste plus rien en Italie, travailleurs humiliés. Il y a lieu de s'indigner, mais j'entends un silence assourdissant. L'Italie n'a plus de production automobile. Fiat n'est plus là, Maserati n'est presque plus là, tout comme Lancia et Magneti Marelli et Comau. Toutes d'anciennes marques italiennes, vendues à des actionnaires étrangers."
Luca Cordero di Montezemolo critique la stratégie industrielle, reprenant à son compte ce que les syndicats dénoncent comme une fuite stratégique de l'Italie : « La marque Lancia est toujours produite mais à l'étranger, en Espagne, certainement plus dans notre pays. Même la Fiat Seinento, symbole de notre industrie dans l'après-guerre, est produite en Pologne, tandis que nos usines sont vides et les ouvriers sont humiliés par les licenciements. Il y aurait de l'indignation, mais je n'entends qu'un silence assourdissant. »
Le Piémont, rappelle Montezemolo, « est le berceau de l'automobile italienne, c'est dommage que l'industrie automobile ait pratiquement disparu « et replonge dans ses souvenirs : « En 1975, lorsque j'ai commencé mon aventure chez Ferrari, l'Italie était trois fois championne du monde. Avec Niki Lauda au volant de Ferrari, avec Lancia dans les rallyes et Alfa Romeo au titre mondial des marques. Aujourd'hui, seules les indemnités de licenciement semblent gagner." La situation actuelle, souligne-t-il, est "une saison dramatique de désindustrialisation" et il se dit "déconcerté" par le "silence de mort sur le sort de l'industrie automobile, nous ne sommes plus que le huitième constructeur automobile européen ".
Stellantis, un bouc-émissaire trop idéal ?
Il suffit de parcourir les forums et réseaux sociaux italiens pour faire le constat d’une colère exprimée par un certain nombre d’internautes contre Stellantis, attisée par un sentiment de « dépossession » vis à vis d’un groupe jugé avant tout français, ce qui se ressent aussi dans les commentaires acerbes visant les derniers produits Stellantis, auxquels l’on reproche d’avoir une base et des mécaniques « PSA ». Et on taira volontiers les remarques qui flirtent avec une forme de « racisme » anti-français. Il faudrait néanmoins rappeler à ces personnes, en dépit de certains choix discutables faits par Stellantis, que les ennuis avaient déjà bien commencé du temps de FCA.
L’ère Marchionne notamment, pourtant encensée par une partie des tifosis qui virent en lui un Messie (ce qui s’explique ente autres par le succès de la Nuova 500 et le lancement de l’Alfa Giulia adorée par une partie des alfistes), avait pourtant déjà posé les bases de problèmes à venir, avec l’abandon progressif de Lancia (souvenons-nous des Chrysler rebadgées), le non remplacement de modèles à succès comme la Punto et, dans une moindre mesure, de la Giulietta, la vente de Magneti-Marelli, l’échec des moteurs TwinAir, ou encore le retard monstrueux pris dans l’hybridation et l’électrique, au point que FCA achetait de la taxe carbone à Tesla !
La Chine, Salut ou boîte de Pandore ?
Dans sa diatribe, Montezemolo ouvre les portes aux investisseurs étrangers, brisant le tabou du monopole du groupe FIAT : « Nous devons attirer les investisseurs : d'Europe, d'Amérique et aussi de Chine. Nous ne pouvons pas laisser mourir toutes ces entreprises de composants automobiles qui ont fait avancer le pays. », adoubant in fine la stratégie menée par le gouvernement de Giorgia Meloni, qui cherche depuis plusieurs mois à attirer de nouveaux investisseurs, chinois en particulier, pour relancer la production dans la péninsule. Stellantis est en discussion depuis des mois avec le gouvernement italien pour mettre en œuvre un plan visant à augmenter la production du pays à un million de véhicules d'ici la fin de la décennie, mais jusqu'à présent aucun accord n'a été trouvé.
Pendant ce temps, Rome a entamé des négociations avec les constructeurs automobiles chinois, tandis que Stellantis, de son côté, lance en Europe la marque chinoise Leapmotor…C’est aussi dans ce contexte que le ministre du made in Italy, Adolfo Urso, a fait passer un décret qui permettrait à l’état de reprendre la propriété intellectuelle de marques « tombées dans les limbes » afin de les ressusciter. La rumeur évoque ainsi les noms de Innocenti et Autobianchi, détenus actuellement par Stellantis. Un futur bras de fer juridique en perspective ?
La situation, écrasante dans toute la chaîne d'approvisionnement automobile, a incité les syndicats Fiom, Uilm et Fim à annoncer la mobilisation unitaire. La mobilisation ne vise pas seulement l'entreprise, invitée à un « changement de stratégie » et à la « responsabilité sociale », mais aussi le gouvernement, avec la demande d'une intervention directe du Premier ministre Giorgia Meloni, considérée comme « indispensable compte tenu de la gravité et de l'immensité de ce qui se passe dans le secteur automobile ».
Une crise plus large, et l'Allemagne inquiète
La crise est évidemment plus globale et dépasse les frontières Italie. Les dernières données européennes faisaient état d’une chute globale de 16,5% et même 44% pour l’électrique. Volkswagen envisage de supprimer des milliers d'emplois et de procéder aux premières fermetures de ses usines européennes de son histoire. Aujourd'hui, même Mercedes, après BMW et Volkswagen, réduit ses estimations pour 2024, principalement en raison de la détérioration rapide du marché en Chine, le plus important pour les constructeurs allemands. Ici, les livraisons de Mercedes ont chuté de 13 %. Les rappels se multiplient, grevant les bilans comptables, et les équipementiers tombent comme des mouches (Recaro, BBS, etc) ou alors annoncent des compressions de personnel et des licenciements, comme Bosch, Valeo et, dernier en date, ZF.
Face à une concurrence chinoise féroce – avance technologique dans le domaine des VE et des batteries, appui étatique massif, guerre des prix - L’UE tente de se défendre avec des droits de douane, mais ceux-ci constituent une arme à double tranchant car Pekin pourrait réagir très vite avec ses propres mesures protectionnistes. En outre, la question des prix élevés des voitures à batterie, les limites d’autonomie et de puissance de recharge – en attendant les évolutions techniques – sont des facteurs qui contribuent à freiner les ventes. Sans les incitations gouvernementales qui se sont taries, ces EV restent inaccessibles à une grande partie des clients, même dans les modèles de base. Si l’on regarde les données sur les immatriculations de véhicules électriques, on constate un taux sensationnel – 68 % en Allemagne et – 33 % en France, pays où les bénéfices ont récemment pris fin. En ce qui concerne l'Italie, où Stellantis domine indiscutablement la production, les immatriculations ont chuté de 13,4 %. Toutefois, les voitures électriques subissent une baisse de 41 %, les voitures à essence de 18,8 %, les voitures diesel de 29 %. Seuls les hybrides tiennent bon (+2,5%). La marque Fiat dégringole (-49%). La part de marché a diminué de 16,7 à 14,4 % en Italie. Bien entendu, la faiblesse du marché VE italien tient aussi au retard dans les infrastructures de bornes de recharge.
Une "situation de plus en plus critique" dans laquelle "nous risquons des conséquences industrielles et sur l'emploi sans précédent ". Si en avril la mobilisation n'a touché que Turin, cette fois toutes les usines et toute la chaîne d'approvisionnement sont sur le pied de guerre. La crise de Stellantis ébranle le secteur automobile : Fiom-Cgil, Uilm et Fim-Cisl annonceront mardi des initiatives pour mobiliser les travailleurs de l'ex-Fiat et l'ensemble du secteur pour demander un "clair renversement de direction" sans lequel ils craignent le risque d'une crise sans précédent dans un secteur qui emploie environ 200 mille personnes en Italie.
"Face à un tableau automobile qui n'a pas amélioré mais a aggravé la situation, des usines presque à l'arrêt, avec une production au plus bas historique et des licenciements records, le désengagement de Stellantis d'Italie, avec l'absence de modèles capables de garantir l'emploi, l'arrêt du projet de la gigafactory de Termoli , le manque de commandes des entreprises de composants et de services qui provoquent la perte de milliers d'emplois, une grande mobilisation unie des travailleurs de Stellantis et de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement ne peut plus être reportée", écrit l'Uilm dans le document de coordination nationale de Stellantis, interdisant également "une politique européenne confuse et mal gérée en matière de transition vers l'électrique qui met à genoux l'ensemble de l'industrie automobile".
L'Europe, l'Europe !
Là aussi, le torchon brûle entre la Commission Européenne, droite dans ses bottes, qui maintient son cap de 2035 pour la fin de la vente des voitures thermiques et qui doit faire entrer en vigueur dès 2025 de nouvelles normes d’émissions encore plus contraignantes, sous peine d’amendes bien salées. De l’autre côté, la fronde des constructeurs s’intensifie sur un calendrier jugé trop court et potentiellement « mortifère », mais ils sont en ordre dispersé et surtout se divisent sur la question. Les constructeurs souhaitent reporter de 2025 à 2027 le durcissement de la norme dite CAFE (Corporate Average Fuel Economy)", qui fixe un seuil moyen de rejets de CO2 pour l'ensemble des véhicules vendus, sous peine d'amendes. Pour obtenir ce report, le texte se réfère à l'utilisation d'une disposition méconnue, l'article 122.1 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui permettrait de différer dans l'urgence l'application d'une réglementation. En effet, le serpent se mord la queue, puisque les constructeurs devraient, pour atteindre les objectifs fixés, vendre toujours plus de VE, alors même que le marché électrique s’effondre ! Néanmoins, là où un Luca d Meo tire la sonnette d’alarme, un Carlos Tavares estime qu’il faut respecter à la lettre le calendrier initial et ne pas revenir dessus. Mais aura-t-il le temps d'atteindre ses buts ?
Sources : Fatto Quotidiano, Clubalfa, FIOM, Quattroruote