Depuis que la marque Bentley sert de valeur ajoutée à la technologie Volkswagen, on en avait presque oublié que l’usine de Crewe ne se contente pas d’assembler des composants allemands sous alibi britannique. Pour le plus grand plaisir d’une élite éclairée, un reliquat de la période Rolls-Royce, l’Arnage, résiste encore et toujours au cours de l’histoire. Et l’ancêtre ne veut se résoudre à mourir. Après avoir donné naissance au cabriolet Azure voici deux ans, elle se décline aujourd’hui en coupé, baptisé du nom évocateur de Brooklands, histoire de célébrer le centenaire du célèbre circuit et, accessoirement, de ne pas laisser le champ libre à un probable coupé Rolls-Royce Phantom d’ici 2008.
Haut lieu du sport automobile britannique durant l’entre-deux-guerres et site de pèlerinage pour gentlemen drivers, le circuit de Brooklands n’a plus vu de grand-prix se jouer sur sa boucle depuis 1939. Livrés à l’appétit végétal, les célèbres bankings abandonnés exhalent depuis lors un puissant parfum mélancolique. Un filon marketing tout indiqué que la vénérable firme de Crewe qui y présenta en 1992 sa « nouvelle » Bentley Brooklands aux côtés d’une auguste aïeule.
De nouveauté, cette Brooklands n’en avait à vrai dire que l’intention. Au-delà du bon coup de pub dans les gazettes, il faut bien avouer qu’à l’époque, la firme n’avait pas les moyens de présenter autre chose à la presse qu’une discrète évolution de la vieillissante Bentley Mulsanne de 1980. Toutefois, en ces années troublées où crise économique et rumeurs de revente alimentaient les plus folles spéculations quant à l’avenir du couple Rolls-Royce/Bentley, l’adoption d’un quatrième rapport de boîte et de l’airbag conducteur constituaient autant de sursauts d’orgueil justifiant changement de badge et dossiers de presse.
La Brooklands de 2007 naît sous des auspices bien différents. Alors que depuis 2003, le double R a quitté le fronton de l’usine de Crewe pour s’en aller rejoindre la galaxie BMW, Bentley sert désormais de caution prestigieuse au groupe Volkswagen. Pour l’essentiel de son activité, l’ancienne manufacture assemble désormais à la chaîne des autos conçues bien loin du Cheshire, Bentley Continental GT/GTC ou Flying Spur pour la forme, mais VW Phaeton pour le fond. Rançon de cette mascarade, l’afflux de capitaux allemands a permis le maintien d’une activité « haute couture » dont les Arnage, Azure et maintenant Brooklands constituent l’apothéose.
Que les aficionados, se rassurent. Malgré quelques emprunts plus ou moins visibles à l’univers VW, la Brooklands tient bel et bien de l’Arnage, dernière Bentley imaginée et dessinée par des britanniques. Mieux, ce pantagruélique coupé semble tellement conforme à la lignée des S-series Continental, Corniche two door coupé et autres Continental R qu’on a l’impression de l’avoir toujours connu. Le monumental radiateur pastiche se dresse toujours fièrement comme le tympan d’une cathédrale gothique tandis que l’élégante vague latérale affine la ligne massive à la manière d’une anglaise des sixties.
Si la Brooklands n’est définitivement pas une GT au sens commun du terme, elle l’est assurément au sens de Glamour Tourism. A bord, le sempiternel boudoir tendu de bois et de cuir semble n’avoir jamais changé depuis des décennies. Le plastique à outrance et les harmonies grisâtres ne me semblant pas la marque d’un grand progrès, je constate avec délice qu’ici l’expression « planche de bord » conserve le sens qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Si l’ergonomie semble bien moins fantaisiste qu’il y a vingt ans, les anachroniques bouches à air chromées ainsi que les compteurs cerclés du même métal entretiennent une délectable ambiance old school. Sensuelle ou charnelle, la caresse quasiment érotique du cuir, quant à elle, maintient les sens en éveil et donne le goût du luxe sinon de la luxure. Enfin, comme toute Bentley, ce havre de paix invite à se déchausser, pour mieux jouir du toucher soyeux de l’abondante moquette… fut-elle de provenance allemande !
Rare concession à la nouvelle posture marketing de Bentley, ce coupé affiche des prétentions plus « sportives » que la précédente Continental R avec son pare-brise sensiblement plus incliné et sa ligne de toit rabaissée que l’on dirait « choppée », à l’américaine. Autre anicroche à la tradition, les grotesques roues de 20 pouces chaussées de boudins rase-bitume sacrifient à la tendance « tuning » sans quoi il n’y a sans doute pas de vie décente imaginable en ce monde…
Que l’on ne s’y méprenne pas pour autant ! La Brooklands demeure bel et bien une auto du siècle passé. En témoigne son gargantuesque V8 de 6,7 litres dont la fiche technique nous ramène à des temps bien reculés. Dévoilé sur les Rolls-Royce Silver Cloud II et Bentley S2 en 1959, cette bonne grosse gamelle continue de jouer les monuments historiques en notre époque de downsizing effréné.
Alors que la technologie camless montre le bout de son nez, son unique arbre à came central, ses tiges de culbuteurs et ses deux soupapes par cylindre laissent songeur. Considéré comme trop gourmand dans les années 1980 et même écologiquement limite dans la décennie suivante, il s’était déjà vu condamné lorsque sortit la première Arnage à V8 BMW, en 1998. Le rachat par Volkswagen allait en décider autrement et provoquer son retour inattendu sur l’Arnage Red Label, dès 1999. Retravaillé en profondeur à plusieurs reprises par les techniciens allemands et doté de deux turbocompresseurs au lieu d’un seul, ce vieux moulin a dû au moins autant évoluer en cinq ans qu’en un demi siècle.
De la S2 à la Brooklands, la puissance réelle a bondi de 200 à quelques 530 mammouths-vapeur, chiffre faramineux que l’on atteint au régime flegmatique d’un bon gros Diesel, soit 4000 tours/minute. Une valeur qui en dit long sur la force tranquille du pachyderme, d’autant que le couple, éléphantesque lui aussi, dépasse désormais les 1000 Newton par mètre. A ce niveau de grandiloquence, la Brooklands ne tient plus vraiment de l’automobile mais de la locomotive. Revers de la médaille, les indicateurs de nuisance environnementale virent au rouge écarlate. La Bentley rejette presque trois fois plus de CO2 qu’une Smart, nocivité que compensera largement l’extrême rareté de l’engin.
Snobant avec panache downsizing mécanique, alibi écologique et hypocrisie bien pensante, la Brooklands défie l’entendement et nous rappelle fastes et grandeurs d’une époque révolue. Elle apparaît à ce point hors norme qu’elle n’admet guère de rivale mis à part la Rolls-Royce 101EX, encore à l’état de show-car. Commercialisé dans la première moitié de 2008 à un tarif qui ne regarde que ceux qui pourront se l’acheter, cet anachronisme à la saveur éternelle ne connaîtra pourtant qu’une existence éphémère. La famille Arnage arrivant en bout de développement, il se peut que les 550 Brooklands prévues aient le goût émouvant d’un adieu. Un adieu estimable à 350.000 euros pièce.
Abracadabrant pour une simple voiture, mais sûrement pas pour un monument historique.