De la lutte des classes à la gauche caviar, de la monarchie républicaine à l' »État modeste », la gauche française a toujours entretenu des rapports ambigus, pour ne pas dire embarrassés, avec l’argent et les signes extérieurs de richesse. En effet, comment côtoyer les ors de la République sans se couper de la base ? Comment se déplacer dans une limousine avec chauffeur sans outrager l’électorat prolétarien ? La question ne date pas d’hier et lorsqu’en 1950, le Parti Communiste Français passa commande de deux somptueuses Delahaye blindées, l’affaire ne manqua de soulever la polémique…
Premier apparatchik du PCF de 1930 à 1967 et dévot de l’URSS ayant élevé le stalinisme au rang de seconde religion de France, Maurice Thorez fut aussi le premier homme politique français à rouler dès avant la guerre en voiture blindée. La précaution n’avait certes rien d’un luxe éhonté à une époque où le spectre du moujik tenant un couteau entre ses dents hantait encore les bourgeois honnêtes. De là à rouler dans la voiture des capitalistes à gros cigare que stigmatisait la propagande gauchiste, il y a un pas que le PCF n’hésita pas à franchir.
En 1950, le « parti des fusillées » offrit aux camarades Maurice Thorez et Jacques Duclos une paire de Delahaye 180 blindées. La prestigieuse firme de la rue du Théâtre n’en produisit qu’une petite dizaine d’exemplaires à l’intention de clients aussi peu suspects de dérives marxistes que le roi du Yémen. A quatre millions et demi de francs la pièce, soit sept fois le prix d’une Traction 15-Six ministérielle et vingt fois la somme demandée pour une 2CV, l’évènement avait de quoi laisser perplexe cette France encore à genoux pour qui l’automobile restait l’apanage d’une minorité.
Dans la plus pure tradition de la haute couture automobile française, les deux élitistes véhicules furent carrossés artisanalement dans les ateliers d’Henri Chapron, Delahaye n’ayant fourni que le châssis type 180. Le six cylindres en ligne de 4,5 litres pour 120 pur-sang avait fort à faire pour entraîner les trois tonnes de l’engin à 110 km/h maximum. Précisons que l’épaisseur du blindage atteignait 12 mm tandis que les glaces devaient résister aux projectiles de fusils et de revolvers. Comme sur nombre de Salmson, Delage et Hotchkiss contemporaines, le chauffeur bénéficiait d’une commande de boîte électromagnétique Cotal manuvrable du bout des doigts. Vue par l’homme de la rue, il faut bien reconnaître que l’allure quelque peu décadente de l’auto et sa décoration dégoulinant de chrome paraissaient assez éloignées des minima sociaux prônés par la CGT.
Du pain béni pour les caricaturistes et les plumes caustiques ! Peu coutumier des harangues révolutionnaires, le journal « Ce Matin« , apparenté RPF, constata ironiquement que « les ouvriers voient avec plaisir les coûteuses merveilles offertes par le PCF à son secrétaire. » Ce à quoi l’Humanité répondit que « les ouvriers la regardent en effet avec plaisir, parce (…) qu’ils ne veulent pas voir subir à leur plus sûr défenseur le sort de Jaurès… » L’Humanité n’a en revanche pas souhaité rappeler que Lénine possédait une Rolls-Royce. Ou que les opulentes ZIZ utilisées par Staline, l’affable « petit père des peuples », n’avaient rien à envier aux tanks officiels prisés des nations dites « réactionnaires ».
Le règne de Thorez achevé, le PCF évita de reproduire ce que l’on appelle pudiquement aujourd’hui une « erreur de communication » et les cadres du parti se montrèrent fidèles à la Régie Nationale des Usines Renault, ce bastion ouvrier symbole des luttes syndicales. Cela n’empêcha pourtant pas Georges Marchais de rouler en DS, cette icône bourgeoise des barons gaullistes et des capitaines d’industrie, un choix d’autant plus ironique que les dirigeants de Citroën vouaient à l’époque une féroce hostilité à l’interventionnisme étatique ardemment défendu par les communistes.
Que voulez-vous, la lutte des classes et les oppositions idéologiques, c’est bien, mais la nature humaine est ainsi faite que tout un chacun supporte honorablement les bons traitements et le confort quatre étoiles. Chassez le naturel, il reviendra au galop !