Abandon du moteur Renault F1 : Viry-Châtillon contre-attaque

L’intention manifestée par Renault de laisser tomber son programme moteur F1, et donc de « mettre à la poubelle » l’unité en développement pour 2026, ainsi que 50 ans de patrimoine, suscite de vives réactions. Karine Dubreucq, représentante syndicale, a exprimé la stupeur et la déception ressenties par les employés : « Nous ne l’avons pas vu venir. C’est un coup de poignard dans le dos, une trahison. » En première ligne évidemment, les équipes du site de Viry-Châtillon, qui, après le choc, ont décidé de ne pas se laisser faire et de contre-attaquer. Le Conseil social et économique d’Alpine a décidé de prendre la parole pour faire entendre sa voix et exprimer sa colère.

Le déclassement Français

Viry-Châtillon, c’est un pan monumental du sport automobile français : l’usine, fondée en 1969 par Gordini, devient dans les années 70 le fief de Renault Sport et le fer de lance de l’offensive Renault qui arrive en Formule 1 en 1977. Depuis, avec certes des hauts et des bas, les moteurs de Viry ont accumulé 213 poles, 169 victoires et 23 titres de Champion du Monde en Formule 1. 550 personnes y travaillent avec passion, et sont aujourd’hui bien sûr en colère. La mobilisation s’active, jusqu’à interpeller directement le Président de la République sur le sujet.

Viry a décidé de communiquer, soulignant l’impact catastrophique de cette décision du point du vue du rayonnement technologique de la France et de son industrie automobile. Alors que l’on nous parle de « souverainté technologique », de défendre la « french tech » et de faire briller les couleurs nationales, ce choix est considéré comme contradictoire.  Viry rappelle aussi le poids médiatique et marketing de la Formule 1, sous-entendant in fine que cette décision sera désastreuse en termes de visibilité et d’image pour le constructeur.  

 » L’arrêt du programme Power-Unit F1 2026 à Viry résonne comme un arrêt définitif des activités F1 en France, laissant la part belle aux Anglais, aux Italiens, aux Allemands, aux Suisses, aux Japonais et aux Américains « , précise un communiqué de presse diffusé par les salariés de Viry-Châtillon.  » Ultérieurement, la barrière technologique sera trop haute à reconquérir, les compétences seront disséminées, les investissements initiaux trop coûteux pour imaginer un retour dans la discipline. « 

 » La fin de l’engagement de Viry résonne plus loin que le changement d’activité des quelques centaines d’ingénieurs et techniciens du site et de l’ensemble de leurs partenaires industriels. Ses équipes développent l’un des quatre moteurs les plus efficients au monde. Les voitures de Formule 1 représentent l’un des plus grands accomplissements technologiques, à l’image d’Ariane, du Concorde, du TGV, des centrales nucléaires. La France en est capable à Viry-Châtillon « , ajoute-t-il.

 » La Formule 1, avec des audiences annuelles de 1,5 milliard de téléspectateurs, notamment via le Grand Prix de Monaco, dixième évènement sportif le plus suivi au monde, fait résonner le savoir-faire et l’excellence française « , précise le motoriste.  » La Formule 1 est la plus grande compétition automobile au monde, et elle se regarde en famille, entre amis, devant la télévision ou aux abords des circuits. Cet exploit nous le partageons 24 week-ends par an, à travers le monde entier, pour montrer que la France en est capable. Que l’on soit sensible ou non aux sports mécaniques, ces monoplaces qui s’affrontent sur les circuits écrivent Grand Prix après Grand Prix un morceau de notre histoire sportive nationale. « 

 » De manière plus prosaïque, notre engagement en Formule 1 démontre l’excellence française, supporte le développement économique de l’industrie automobile, et nous permet parfois d’être à l’avant-garde des technologies qui se retrouvent sur nos routes. Le site de Viry, à travers ses projets de haute complexité technologique, catalyse plus largement le développement d’un parc de près de 300 partenaires techniques, dont 60% sont français, pour un engagement de près de 100 millions d’euros chaque année. Enfin, en tant que centre R&D de pointe, il demeure acteur clé d’un maillage collaboratif d’ordre national sollicitant, parmi d’autres, Airbus, Safran, Arianespace et laboratoires de recherche publiques « , ajoute Viry-Châtillon.

Bouc-émissaire

L’idée de placer un éventuel moteur Mercedes dans les Formule 1 Alpine sonnerait comme un cuisant aveu d’échec pour Renault, dégradant forcément sa réputation et sa capacité à développer des technologies efficientes, sans oublier la blessure « patriotique » de voir une voiture française s’en remettre à un moteur Allemand ! Viry-Châtillon est d’autant plus en colère le projet de moteur 2026 est très avancé, d’où le choix, dans ce communiqué, de divulguer des données chiffrées sur le moteur.

 L’entité semble être le bouc-émissaire idéal pour justifier les difficultés actuelles d’Alpine, qui ne peuvent se résumer au moteur, même si l’on connait les difficultés que le moteur français a rencontré depuis le début de l’ère hybride en 2014. Manque de puissance, de fiabilité…Les clients sont partis (McLaren est passé au bloc Mercedes en 2020, Red Bull est passé par Honda), ce qui fait que Renault a eu moins de retours techniques et a été privé évidemment des revenus que peut générer la fourniture de moteurs à des écuries clientes. Renault n’a pas eu la possibilité de réellement combler son déficit, avec le gel des moteurs acté en 2022 et le refus du « rééquilibrage » qui a été sollicité l’an passé. Viry s’est en pris plein la tronche à l’époque du partenariat avec Red Bull, qui a souvent tiré à boulets rouges sur le moteur.

« Depuis 2022, l’écart imputé à l’unité de puissance s’évalue à 20% du déficit total de la monoplace. Le reste incombe au châssis d’Enstone qui peine à se structurer, en proie à des changements de direction successifs. » En effet, les ennuis d’Alpine viennent également du manque d’osmose – le mot est faible visiblement – avec l’entité châssis basée en Angleterre à Enstone, qui a connu de nombreux soubresauts. Incompatibilité franco-britannique ? Les châssis Alpine sont loin d’être exempts de tout défaut, mais Viry a souvent été la cible facile, dans un univers f1 très anglo-saxon.

Le communiqué met en évidence les conséquences de choix stratégiques discutables, les effets pernicieux de réorganisations trop nombreuses et des moyens techniques qui furent dans un premier temps insuffisants et vieillissants. De nombreux investissements ont été menés, mais l’instabilité permanente de la direction a fortement pesé. Depuis 2022, le turn-over est incessant, l’organigramme a été à maintes reprises bouleversé, des têtes sont tombées. Quant à Flavio Briatore, dont le retour est contesté, il a récemment affirmé qu’il y avait eu trop de « mauvais dirigeants » à la tête de l’écurie. Appelé à la rescousse par Luca di Meo, quelles sont les véritables intentions de l’Italien ? On constate que le départ de Bruno Famin, remplacé par l’anglais Oliver Oakes, et le projet d’abandon du moteur Renault sont concomitants avec son retour.

 » Depuis 2021, l’écurie souffre d’une intervention répétée de la direction du groupe, imposant pas moins de quatre directions techniques successives à Viry, ou encore quatre directeurs d’équipe en quatre saisons « , rappelle les salariés.  » Cette instabilité prive l’équipe d’une construction sur le long terme nécessaire au succès en Formule 1.  »

L’abandon du projet semble totalement à contre-courant, en témoigne l’attractivité de la nouvelle règlementation. En plus des constructeurs déjà installés, comme Mercedes, Honda et Ferrari, la F1 va accueillir Audi et Ford (en partenariat avec Red Bull), tandis que GM s’est associée à Andretti dans l’espoir d’arriver à son tour dans la discipline.  Viry-Châtillon tient à rappeler que le développement du moteur 2026 suit parfaitement son carnet de route, tordant le cou aux supputations qui, en début d’année, avaient fait état d’un PU en retard et n’ayant pas donné satisfaction.

 » La cible était de démarrer le premier moteur Alpine 2026 à la fin du premier semestre 2024, soit un an et demi après la genèse du projet « , révèle le site français.  » Le 26 juin 2024, le RE26A, nom donné à la première version ‘usine’ de l’AR26, a réalisé son premier démarrage au banc moteur n°6 de Viry-Châtillon signant ainsi un succès quant au délai ciblé. « 

 » Le PU dépasse les 400kW de performance dès les premières heures de fonctionnement, pour approcher de près l’objectif performance attendu pour la première course de 2026. Le rendement démontré dépasse les 48%. L’accent fut aussi mis sur les enjeux d’intégration et les gains d’encombrement sont significatifs : longueur globale PU réduite de 12% offrant une marge conséquente de développement pour l’intégration châssis « , poursuit le communiqué.

 » Le PU est en deçà de la masse mini et sera ballasté [lesté] pour respecter les contraintes réglementaires. Aucune défaillance de fiabilité critique n’a été signalée. Le RE26A est perçu par l’ensemble des équipes de Viry-Châtillon comme un franc succès, un moteur bien né, avec un potentiel affirmé, à un an et demi de la première course, de porter haut les ambitions d’Alpine F1 Team « , ajoutent les salariés.

Pragmatisme contre patriotisme ?

Les choix stratégiques de Renault sont purement stratégiques et économiques : l’abandon du moteur de Viry répond à une logique financière : « louer » un moteur à la concurrence coûte bien moins que de le développer soi-même, et le succès de McLaren, client de Mercedes, sert sans doute d’exemple sauf que McLaren est un constructeur de supercars assez mineur et n’a pas le même positionnement qu’un constructeur mondial.  Le choix est aussi vu comme « stratégique », le devenir 100% électrique d’Alpine rendant moins pertinent le développement d’un bloc hybride pour la F1.

Le plan de Renault est de réorienter Viry vers des projets hydrogènes et sur les batteries, en plus de pouvoir travailler sur les autres programmes sportifs, comme l’Endurance, le Rallye-Raid ou la Formule E. Un reclassement est proposé à chacun des salariés. Bruno Famin, jusque-là Team Manager d’Alpine F1 Team, a la lourde tâche de travailler sur cette transition. L’inquiétude est néanmoins de mise pour le personnel de Viry, sans oublier tous les sous-traitants qui seraient évidemment pénalisés par cette décision, en premier lieu Mécachrome, l’assembleur historique des blocs F1 de Renault.

 » Le plan de transformation du site, qui devrait être définitivement entériné le 30 septembre 2024, consiste à faire migrer les ressources vers d’autres projets conduits par Alpine Racing (Endurance, Formula E, compétition client, moteur à combustion hydrogène d’une hypercar, etc.) déjà saturés en personnels, ou bien de reclasser l’ingénierie sur des projets innovants, prétendument utiles à l’industrie de série, mais non définis à ce stade « , a confirmé Viry-Châtillon.

 » Voir aujourd’hui Alpine F1 se tourner vers un moteur étranger est un reniement de cette vision et cette décision marquerait un abandon honteux de l’héritage de l’équipe et de 50 ans d’histoire et de savoir-faire dans la haute technologie « , affirment à raison les salariés de Viry-Châtillon.  » M. De Meo nous avait affirmé que l’âme de la marque Alpine devait se nourrir de ses racines et qu’il n’était pas question de les couper. Il nous avait affirmé que l’argent n’était pas un problème et que seule l’innovation comptait. « 

Renault a bâti son histoire en Formule 1 sur ses moteurs et sur ses innovations techniques. C’est le losange qui a amené la révolution du turbo en Formule 1 à partir 1977, finissant par imposer cette technologie après des débuts difficiles. A l’époque aussi, il s’en est fallu de peu pour que le programme soit stoppé quand les premières courses donnèrent des résultats catastrophiques, mais François Castaing, qui était alors le maître artisan du projet, a tenu bon, avec le succès que l’on sait.

Après son retrait fin 86, sur fond de difficultés financières, Renault est revenu en 1989 et a conçu le meilleur V10 du monde dans les années 90. Une Alpine avec un moteur étranger ne respectera pas cet ADN, et va à l’encontre de ce pourquoi Renault s’est investi en F1. Quoi de tricolore dans une écurie Alpine totalement « Enstonisée » à part des stickers ? Les rois du marketing devraient y réfléchir à deux fois : les gens ne se laisseront pas « berner » par de l’habillage et un éventuel succès d’une Alpine vidée de sa substance française n’aura aucune saveur pour les vrais amateurs.

 » Nous ne comprenons pas ce qui justifie de tuer cette entité d’élite qu’est le site de Viry-Châtillon et de trahir sa légende et son ADN en greffant un cœur Mercedes dans notre F1 Alpine. L’annonce de la fin du développement et de la production des groupes propulseurs français pour la Formule 1 est incompréhensible. Nous ne pouvons accepter qu’Alpine et le Groupe Renault abîment leurs images, c’est pourquoi nous demandons à M. De Meo et son conseil d’administration de renoncer à cette décision « , ajoute-t-il.

Rendez-vous le 30 septembre, date à laquelle les décisions finales seront prises.

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