Rétro 90 ans : 10 septembre 1933, le « jour noir de Monza »

En 1933, Monza avait déjà une triste réputation. Dix ans plus tôt, Ugo Sivocci avec une Alfa Romeo P1 s’était écrasé mortellement, tout comme le comte Zborowski dans une Mercedes l’année suivante. En 1928, lors du Grand Prix d’Europe, Emilio Materassi avait perdu le contrôle de sa voiture, qui avait sauté par-dessus le fossé de protection pour tuer 27 spectateurs.

Cinq courses en 1 jour !

En raison de travaux, le Grand Prix d’Italie 1933 avait été reporté pour avoir lieu le même jour que le Grand Prix de Monza, couru dans l’après-midi. Au cours de la matinée, le Grand Prix d’Italie s’est déroulé sur l’ancien circuit de 10 km, comprenant la piste ovale à grande vitesse de 4,5 km ainsi que le circuit asphalte de 5,5 km. Le Grand Prix de l’après-midi ne doit utiliser que la Pista di Velocita de 4,5 km ovales, la plus spectaculaire mais aussi la plus dangereuse. Les concurrents étaient divisés en trois groupes de 10 voitures pour prendre le départ de trois courses éliminatoires. Les quatre premiers de chaque manche avaient alors le droit de prendre le départ de la finale, qui s’affronteront sur 100 kilomètres

L’apogée des champions italiens

La course promet une bataille décisive entre trois marques ; Bugatti, dont le meilleur représentant est le comte Stanislas Czaykowski, détenteur du record du monde d’une heure dans une voiture de 4,5 litres. Maserati place ses espoirs dans Piero Taruffi et le populaire Baconin Borzacchini, vainqueur des Mille Miglia 1932 et qui a quitté durant l’été la Scuderia Ferrari, où il était en rivalité avec le grand Nuvolari. Pour l’anecdote, Borzacchini est enregistré sous le prénom de Mario, car son vrai prénom, Baconin, donné par ses parents en hommage à l’anarchiste russe Bakounine, n’était pas du goût du régime fasciste. Alfa Romeo enfin représente plus de la moitié du plateau, avec une floppée de Monza 2300, dont une pilotée par la française Hellée Nice mais, pour des raisons financières, le service Alfa Corse s’est retiré et le Biscione sous-traite la compétition des voitures « usine » à la Scuderia Ferrari, qui engage une Duesenberg 4.4 litres pour Felice Trossi, une Monza 2.6 pour Eugenio Siena et surtout la toute nouvelle Alfa Romeo P3 pour Giuseppe Campari, l’autre grande star italienne. Quant à Tazio Nuvolari, qui a disputé le grand prix d’Italie le matin, il déclare forfait finalement pour prendre du repos. Un choix qui lui a peut-être sauvé la vie.

Première manche : une courbe sud souillée d’huile

Les entraînements ont mis en évidence des moyennes spectaculaires.  Taruffi sur sa Maserati 3 litres a bouclé un tour sur l’ovale à une moyenne de 210 km/h tandis que Borzacchini au volant de la Maserati Biposto a établi un nouveau record du tour en 1’16’, soit une moyenne de 213,1 km/h ! Nous sommes en 1933, rappelons-le. Lors de la première manche qualificative, la Duesenberg subit une casse mécanique et déverse une partie de son huile dans l’entrée de la courbe sud inclinée à 21 degrés. Guy Moll, qui le suivait de près, a subi un dérapage terrifiant, faisant trois têtes à queue mais par chance, sa voiture est restée sur la piste sans heurter le mur de soutènement ni rebondir dessus. Alors que Czaykowski s’impose à une vitesse de 181,56 km/h, Moll proteste auprès des officiels contre les conditions dangereuses de la courbe sud. Suite à la protestation de Moll, la direction de course a dépêché une berline avec un grand balai pour nettoyer la fuite d’huile et y jeter du sable, même si l’intervention est jugée peu efficace pour améliorer les conditions d’adhérence. Le directeur de course demande par écrit aux pilotes d’être prudents dans la courbe sud. Les spectateurs, habitués à voir les courses se dérouler sans encombre, se mettent à siffler et à taper du pied.

Manche 2 : le premier drame

Lors du défilé des pilotes avant la course qualificative 2, Campari reçoit de vifs applaudissements. Pilote le plus populaire d’Italie du moment, Il avait annoncé que ce serait sa dernière course avant sa retraite pour poursuivre une carrière de chanteur d’opéra.  Borzacchini et Campari sont prêts à en découdre. Ils sont munis de pneus lisses et, course sur ovale oblige, ont aussi fait retirer les freins avant pour gagner du poids. Finalement, le rugissement des moteurs démarre et les sept machines s’envolent vers le virage nord, dirigées par Campari.

Quand les trois premiers apparaissent à nouveau, sortant du virage sud pour passer devant les stands et boucler le premier tour, il s’agit de Balestrero, Pellegrini et Hellé-Nice : où sont les autres ? La foule s’excite quand Balestrero fait d’horribles signes de la main en passant. Soudain, une agitation gagne les stands, du personnel médical arrive, des ambulances apparaissent, des gens courent. Il est évident qu’un accident s’est produit. La tribune de presse est prise de nervosité. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que l’on apprend que Campari et Borzacchini ont eu un grave accident. Un autre long moment se passe jusqu’à ce qu’on sache que Campari est mort et Borzacchini grièvement blessé, avant de décéder à son tour à l’hôpital. Que s’est-il passé ?

Les pilotes n’avaient pas encore bouclé le premier tour lorsque le drame a eu lieu. Campari et Borzacchini se sont engagés dans la courbe sud, presque à fond, à environ 180 km/h. L’accident s’est produit à proximité de la nappe d’huile laissée par la Duesneberg lors de la manche 1. Campari, du côté droit, a fait un écart à gauche vers la partie supérieure du talus, a heurté le mur de soutènement en béton, puis a été renvoyé violemment dans le fossé en contrebas. L’Alfa a fait plusieurs tonneaux sur le petit talus, et le pilote a été tué sur le coup, écrasé sous sa voiture. Borzacchini, qui tentait de dépasser Campari, a dû rester à l’extérieur vers la gauche, dépourvu de freins, a perdu le contrôle, glissé et a volé par-dessus le bord.  Borzacchni a été éjecté de sa voiture contre un arbre puis transporté à l’hôpital de Monza où il est décédé avec une colonne vertébrale fracturée, une poitrine écrasée et des hémorragies internes. Juste derrière, l’Alfa de Carlo Castelbarco a dérapé et s’est également renversée vers l’extérieur. La voiture a atterri sur lui et il s’en est miraculeusement sorti avec seulement des écorchures.

Plusieurs explications ont été avancées : Campari et Borzacchini, avec des pneus lisses et sans freins, n’avaient pas parcouru la piste depuis les essais de samedi et sont arrivés sur un virage qui n’avait plus la même adhérence depuis la course du matin et les résidus d’huile et d’essence laissés lors de la manche 1. De plus, les deux concurrents allaient s’affronter férocement, il était donc important pour chacun de prendre l’avantage le plus rapidement possible. La disposition obsolète des virages ne correspondait pas aux vitesses élevées de ces voitures rapides mais, toutefois, l’opinion opposée était que Campari et Borzacchini se sont retrouvés sur une zone huileuse mal nettoyée par la direction de course. D’autres étaient d’avis que les voitures n’étaient pas conçues pour les courses sur piste et qu’il n’était donc pas possible pour le pilote de corriger une erreur commise.

Un autre drame en finale

Avant la troisième manche se tient réunion des pilotes, certains menaçant de se retirer. Entre-temps, une autre tentative a été faite pour nettoyer minutieusement la courbe en utilisant des balais pour essuyer l’huile et y disperser du sable. Les organisateurs font signer à tous les pilotes une déclaration dans laquelle ils reconnaissaient l’état dangereux de la piste. Pendant toutes ces palabres, la foule agitée exprime son mécontentement à coups de sifflets et de huées…les gens étaient venus voir des gladiateurs !

Lors de la course finale, le compte Czaykowski a établi le tour le plus rapide à 187,935 km/h et a pris la tête sur sa Bugatti. Mais au huitième tour, il ne passe plus tandis qu’une colonne de fumée s’élève au niveau de la courbe sud. La Bugatti de Czaykowski s’est écrasée, seulement 50 mètres plus loin que l’endroit où s’était produit le crash mortel de Campari et Borzacchini. La Bugatti a dérapé violemment, s’est renversée par-dessus le bord extérieur, où, selon des témoins et les rapports officiels, la tête de Czaykowski a heurté une pierre lui fracturant le crâne. La Bugatti a pris feu et a complètement brûlé avec le conducteur mort en dessous. Finalement, les secours sont arrivés et ce n’est qu’à ce moment-là que le cadavre brûlé de Czaykowski a pu être récupéré des décombres. Avec une hâte frénétique, la nouvelle du troisième accident se répandit, les spectateurs furent horrifiés. Les voitures sont stoppées après avoir parcouru seulement 14 tours, au lieu des 22 tours initialement prévus. Très perturbée, la masse des spectateurs est repartie en toute hâte. En quelques heures, trois des plus brillants pilotes de leur temps, dont deux idoles italiennes, étaient mortes.

Une conjonction de plusieurs facteurs

Une longue enquête judiciaire s’en suivit, et la direction de course fut largement incriminée. Mais en réalité de nombreux ingrédients se sont combinés dans cette funeste tragédie : certes, on sait que les normes de sécurité étaient très légères à cette époque, et que la direction de course ainsi que les organisateurs avaient un show à assurer et à rentabiliser. Les courses se sont enchaînées, et la surveillance de la piste a fait défaut. Mais la rivalité exacerbée des marques et des pilotes prêts à tout pour gagner, le format de course peut-être aussi propice aux drames (voir les critiques sur les courses sprint en Moto GP et en F1 aujourd’hui), une piste dangereuse et plus du tout adaptée à la vitesse des bolides, ainsi que la pression d’une foule venue voir du spectacle, comme au temps des jeux du cirque, ont contribué à ce drame.

Drames, vitesse, transformations : le temple de la vitesse perdure

Après ce drame de 1933, le circuit est modifié avec un dernier secteur bien plus lent où les pilotes ralentissent dans la ligne droite après Ascari pour prendre un virage à angle droit, puis passent par la courbe sud parsemée de trois sections de ralentissement. Finalement, l’ovale est remis en service dans les années 50 mais Monza le délaisse définitivement au début des années 60 (sa dernière utilisation sert de cadre au film Grand Prix, où justement Jean-Pierre Sarti, incarné par Yves Montand, se tue sur l’ovale). Malgré tout, l’augmentation de la vitesse des bolides et la dangerosité du circuit, rapide, étroit et sans aménagements de sécurité conséquents provoque d’autres drames. La première chicane apparaît en 1962, celle d’Ascari, après l‘accident tragique de Von Trips en 1961.

Il faudra attendre les morts des champions moto Jarno Saarinen et Paoslini dans la Curva Grande en 1973 puis celle de Silvio Moser aux 1000 Kms de Monza 1974 pour que le circuit soit encore transformé, avec la construction de la double chicane de la Variant del Rettifilo à la sortie des stands (qui est devenue une chicane simple en 2000) puis la chicane Variante della roggia entre la Curva Grande et le double droit de Lesmo. Malgré tout, Monza, dernier circuit de très haute vitesse du calendrier, a gardé son aspect spectaculaire, son ambiance mythique avec les tifosis, et des virages mythiques comme la Parabolica mais aussi ce frisson du danger qui plane toujours au-dessus de lui.

Sources : 8W; The golden era of motorsport, articles Monza wikipedia

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