Rétro F1 30 ans déjà : les jeux politiques de la saison 1993

Une domination qui dérange

A la charnière des années 80/90, la Formule 1 amorce un bond technologique conséquent avec l’essor de la télémétrie, la conception par ordinateur ainsi que les aides électroniques, Ferrari ayant ouvert la voie en 1989 avec la boîte de vitesse semi-automatique. Dès lors, une véritable course aux armements électronique s’engage, permettant aux écuries les plus solidement dotées en matière grise et en budgets, avec l’appui de grands constructeurs derrière, de développer des monoplaces de haut niveau. A ce jeu-là, Williams prend les devants et met au point en 1992 une redoutable FW14B dotée de l’antipatinage, de l’ABS et de la fameuse suspension active qui, couplée à un exceptionnel V10 Renault, devient une arme absolue. Nigel Mansell écrase la saison 1992 pour décrocher le titre mondial. Piquée a vif, McLaren emboite le pas et, malgré la parte du motoriste Honda fin 1992, se lance aussi dans la course aux puces électroniques.

Cette année-là déjà, la domination de Williams-Renault fait grincer des dents. Orpheline du duel Prost-Senna qui avait tant fait pour le succès planétaire du business F1, cette domination sans partage ou presque de Williams dérange le « boss » de la F1 Bernie Ecclestone, obnubilé par le show, mais aussi les rivaux de l’écurie anglaise. Et c’est sans compter aussi sur l’arrivée au pouvoir à la tête de la FISA, depuis fin 1991, de Max Mosley, ancien fondateur de March, ancien bras droit juridique d’Ecclestone et dont l’inimitié avec les autres teams managers britanniques comme Williams et McLaren est notoire. Dès 1992 donc, les premières salves sont tirées par Mosley, visant alors le carburant Elf du moteur V10 Renault et, in fine, la domination de l’écurie britannique et du motoriste français. Le pétrolier avait été accusé de tricher en utilisant des carburants non conformes, alors que Mosley, dont le cheval de bataille officiel était la « réduction des coûts » et « l’écologie », en accord avec Ecclestone, avait fait le forcing pour imposer des carburants standards issus du commerce (un comble quand on sait comment l’écurie Brabham d’Ecclestone avait gagné le titre mondial en 1983 avec un carburant illégal). Des menaces de disqualification avaient pesé sur Williams mais finalement le tandem Mosley-Ecclestone avait joué la carte de la conciliation face à la fronde et à la puissance politique des pétroliers, Elf ayant réussi à fédérer les autres industriels derrière lui. Il n’en sera rien en 1993 !

Une intersaison déjà savoureuse !

Il ne faut même pas attendre l’ouverture de la saison pour que les premières banderilles soient plantées ! Suite à une histoire farfelue de documents arrivés hors délais, Williams n’est pas inscrite dans un premier temps par la FOCA (association des constructeurs) au championnat du monde ! C’est évidemment une manœuvre pour mettre la pression sur Woking, qui est le principal obstacle au bannissement des aides électroniques.  Mosley-Ecclestone vont ainsi passer à l’offensive tout au long de la saison pour imposer leur règlement 1994 qui doit bannir ces fameuses aides électroniques :  s’il en va pour eux, officiellement, de la survie de nombreuses équipes et de redonner au pilotage toute sa place, d’autres, comme Ron Dennis, dénoncent un « nivellement par le bas », alors que Williams et Renault y voient surtout un moyen de les briser. En vertu des Accords Concorde, qui exige l’unanimité des membres pour entériner une décision, la FOCA consulte les autres équipes pour approuver au final l’inscription de Williams au championnat 93, mais deux opposent leur véto :  Flavio Briatore, patron de Benetton, et Giancarlo Minardi, qui, au nom des petites équipes désargentées (et sans doute piloté en sous-main) est parti aussi en croisade contre les aides électroniques. Malgré ce veto, le conseil mondial avalise l’inscription de Williams, mettant ainsi un coup de canif dans l’unanimité exigée par les Accords Concorde.

De son côté, Alain Prost, qui revient en F1 chez Williams après une année sabbatique, n’est pas non plus tranquille puisque Mosley lui fait planer, jusqu’à la semaine suivant le premier grand prix de la saison à Kyalami, l’épée de Damoclès d’un refus de superlicence, en raison de propos « insultants » que le français aurait tenus contre le pouvoir sportif durant l’intersaison, ayant dénoncé en effet dans la presse les méthodes dictatoriales de management de la F1. Evidemment, il n’est pas question de priver le championnat 1993 ni de Williams ni de Prost, qui est absous lors du conseil mondial de la FIA, mais toutes ces manœuvres n’ont qu’un seul but : les déstabiliser et faire passer au forceps le nouveau règlement 1994 face à la résistance de Williams et de McLaren, les chantres de la technologie.

L’épee de Damoclès pèse sur Williams

Les tensions montent alors que ce nouveau règlement technique pour 1994 doit être validé seulement au cours de l’été par le conseil mondial, ce qui impose un délai très court aux équipes pour se préparer. Mosley campe sur des positions très fermes pour une interdiction totale de l’électronique, sur de son fait car ses pouvoirs seront bientôt renforcés avec la fusion de la FIA et de la FISA. Les petites équipes, forcément battues dans la course technologique, soutiennent le pouvoir sportif, relayées par Briatore. Du côté des opposants à la réforme anti-électronique, Williams, McLaren et Ferrari mènent la fronde et sont prêts à aller en justice face aux méthodes de Mosley qui fait fi des accords et des règles décisionnelles.

Au Canada, coup de théâtre : la quasi-totalité des monoplaces est jugée en infraction par un collège de commissaires sur l’usage des suspensions actives ou de l’antipatinage et le bannissement des systèmes pourrait être imposé dès le grand prix d’Allemagne, en pleine saison. L’affaire des carburants est aussi relancée, encore une foi avec Elf dans le collimateur, qui est suspecté d’utiliser une essence non conforme. En sous-main, ces intimidations sont aussi voulues par Ecclestone pour forcer Renault à motoriser une autre équipe afin de relancer la compétition. Faute de pouvoir vraiment exclure Williams, les autorités s’acharnent sur Prost en course : déjà bien chahuté par la presse suite à un début de saison mitigé, rien n’est épargné au professeur. A Monaco, il anticipe légèrement le départ et prend 10 secondes de stop and go, mais il cale en voulant repartir, rencontrant pas mal de souci avec l’embrayage depuis le début de la saison, et termine 4e à 1 tour de Senna. A Hockenheim, il est obligé de court-circuiter la chicane pour éviter une Ligier en perdition…mais se voit quand même infligé une pénalité, ce qui ne l’empêche pas de gagner au final.

La guerre en coulisses continue. En Angleterre, Ferrari change de camp et se range du côté des autorités en faveur de l’abandon des aides au pilotage, ce qui provoque l’ire de Williams qui dénonce l’hypocrisie de Maranello. Pour justifier son intransigeance, Mosley avance que la suspension active et l’antipatinage exécutent une partie du travail dévolu aux conducteurs, et sont ainsi des assistances illégales. Selon lui, bannir ces systèmes relève du domaine sportif, et non technique, justifiant ainsi le contournement de la règle de l’unanimité stipulée par les Accords Concorde. Cette bataille rangée pourrait mal se terminer. Si le conseil mondial proscrit les aides électroniques pour le reste de la saison, les grandes écuries porteront plainte devant le tribunal d’arbitrage de Lausanne. Williams, dont la FW15 est entièrement conçue autour de la suspension active, devra déclarer forfait jusqu’au terme de la compétition.

En juillet se tient le conseil mondial extraordinaire de la FIA, qui doit statuer sur la non-conformité des monoplaces équipées d’aides électroniques décrétée par les commissaires au Canada. La FIA rend un arrêt radical : la suspension active et l’antipatinage sont déclarés illégaux et bannis avec effet immédiat, ce qui signifie que ces dispositifs doivent être retirés dès le grand prix d’Allemagne, qui survient 10 jours plus tard ! Dans l’incapacité évidemment de produire une nouvelle voiture en si peu de temps (la FW15 est construite autour de ces technologies), Williams serait donc contrainte de déclarer forfait pour la suite d’un championnat qui sombrerait totalement. Bien sûr, Williams et McLaren font immédiatement appel, mais quid de la suite ? Mosley a bien préparé son coup : après cet oukase, il propose de maintenir les dispositifs bannis jusqu’à la fin de la saison sous réserve d’un « accord unanime » des treize écuries.

Bernie obtient le compromis

C’est là que son éternel complice, Bernie Ecclestone entre en scène, comme au bon vœux temps de la guerre FISA/FOCA. « Bernie » convoque un séminaire extraordinaire de la FOCA en marge du grand prix d’Allemagne d’Hockenheim où seuls sont conviés les treize team managers, très divisés entre les grandes écuries qui défendent bec et ongles l’électronique (Williams, McLaren), les petites équipes comme Minardi qui réclament leur interdiction, ou encore d’autres qui cherchent à acquérir les technologies, comme Ligier et Tyrrell, et qui risquent de se voir couper l’herbe sous le pied !

Ecclestone a proposé un plan de sortie de crise qui doit obtenir l’unanimité en jouant le compromis : tolérer les aides électroniques jusqu’à la fin de la saison puis adopter un nouveau règlement 1994 qui sera placé sous le sceau de la réduction des coûts, avec une interdiction des aides électroniques à quelques exceptions (boîte semi-auto et télémétrie en temps réel) et, marotte destinée au spectacle, la réintroduction des ravitaillements en essence. Très rusé, Ecclestone évoque aussi les problèmes financiers actuels mais promet une meilleure redistribution des revenus et des aides à la logistique, de plus en plus coûteuse. Personne n’est dupe mais finalement tout le monde signe, y compris Williams et McLaren qui ne peuvent prendre le risque de tout perdre sur une disqualification.  Le chantage de Mosley a marché, et Ecclestone a parfaitement joué sa partie.

Williams et McLaren maintiennent une action judiciaire contre Max Mosley qui a violé les Accords Concorde en ne respectant pas le préavis d’un an qui doit en théorie précéder tout bouleversement technique mais en août 1993, à Paris, le tribunal de la FIA statue sur l’appel et, sans surprise, entérine les interdictions règlementaires. La suspension active et l’anti-patinage seront bien bannis la saison prochaine. Mosley et Ecclestone ont eu gain de cause, mais ils ne s’imaginent pas la tornade qui aller s’apprêter à tomber sur la Formule 1 en 1994.

Sources : Le livre d’or de la Formule 1 (Renaud de Laborderie), articles anglophones wikipedia sur Mosley, Ecclestone, Williams et Mclaren

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