Pour vous Philippe, que représentent les 24 h du Mans, à titre personnel d’abord, puis professionnellement ?
« D’abord, j’ai du mal à dissocier les deux quand on parle du Mans. Tant c’est une épreuve qui est chargée, chargée d’émotion, de pression… Le simple fait de participer ne serait-ce qu’une fois au Mans pourrait être l’enjeu d’une vie. Or la vie a été généreuse et plutôt bienveillante avec moi, puisque je vais en être à ma onzième participation. J’ai eu cette chance-là. Je symboliserai cela en disant, qu’à chaque fois que je franchis la porte de l’entrée principale au Mans, il se passe un truc. Tant qu’il se passera ce truc là, ça veut dire que la magie opérera. Pour moi ça représente tout : 29 ans d’investissement en tant qu’entrepreneur, 43 ans pour le sport automobile (j’en ai 53). On peut mettre tous les noms que l’on veut derrière, comme l’aboutissement d’un rêve, le partage, tout ça … »
Après combien de participations, avez-vous pu arrêter une vraie méthodologie de préparation de cette épreuve ?
« C’est un travail au long cours. On n’a rien défini vraiment. La force de cette course-là, c’est que l’on apprend chaque année. Moi aussi comme pour vos notes j’ai mon petit carnet. Tous les soirs je note les sujets d’amélioration, parce que cette course est la forme la plus aboutie de l’expression de notre sport. »
Avant d’aller plus dans le détail, pouvez-vous nous indiquer les grands principes régissant cette préparation ?
« C’est d’essayer tous les cas de figure qui pourraient se présenter lors de cette course-là. Certains sont assez faciles à imaginer comme ce qui tourne autour de la voiture, comme les incidents mécaniques. Je suis suffisamment bien entouré pour qu’il soit possible que l’on puisse inventorier le pannes ou petits soucis potentiels à risque et l’on s’y prépare, en essayant d’anticiper au mieux. Ensuite, il faut compter avec tous les facteurs, qui tiennent plus à la spécificité de cette épreuve et qui tournent autour de l’aspect humain. »
A votre avis, avec le recul qu’est ce qui aura été déterminant dans vos victoires précédentes au Mans?
« C’est la cohésion de l’équipe et notre niveau d’exigence dans la préparation. »
Maintenant, au regard de vos récents essais en Espagne, de votre course à Spa, vous avez sans doute défini la configuration de l’Alpine Le Mans 2019 alors, pouvez-vous nous indiquer dans le rétro planning ce qui a déjà été engagé en vue de la préparation de l’auto et ce qu’il convient de réaliser jusqu’au départ de la course ?
« Le Mans se prépare tout au long de l’année, c’est un comme si on avait deux programmes. Un programme WEC, hors le Mans et les 24 heures du Mans. Il est clair que nous sommes sur Le Mans depuis le début de l’année et plus intensément depuis début avril. Nous menons ces deux sujets en parallèle tant les spécificités et les exigences des courses sont différentes. Là nous sommes rentrés dans le vif du sujet dans la préparation de l’auto du Mans. Tout ce qui est définition, programme, process tout est déjà établi de longue date.
Là, nous avons attaqué le montage de la voiture du Mans à l’issue de la course de Spa. Nous avons deux coques, alors on switche entre les deux. Tous les éléments ont été déjà préparés avant la course de Spa pour le Mans. On va faire une séance de déverminage fin mai, pour vérifier que tout est fonctionnel. On aura monté les éléments de secours et vérifié qu’ils soient opérationnels. A l’issue de cette vérification, c’est-à-dire fin mai, on va aller s’installer au Mans pour être prêt pour les pré-qualifs, dont le programme a déjà été arrêté. »
On en vient tout naturellement à la question de votre organisation générale et particulière pour les 24 heures. En temps normal, pouvez-vous nous indiquer votre organigramme avec le nombre de personnes concernées à l’atelier et en course. Ensuite, quels seront les besoins complémentaires au Mans, en distinguant ce qui a trait à la course directement, mais aussi la partie événementielle toujours importante au Mans.
« Pour ce qui concerne l’organigramme vous pourrez voir cette question avec David Vincent. On distingue d’abord le personnel ‘’touchant’’ la voiture (mécaniciens ou techniciens) et là, si en temps normal ils sont une douzaine, l’effectif va augmenter de 3 ou 4 personnes pour faire face à cette spécificité d’une course de 24 heures. Sur la partie ingénieurs, on va rester sur une équipe de 5 personnes. Après, il faut aussi considérer la partie événementielle, dont vous reparlerez sans doute et pour laquelle nous aurons un gros dispositif. »
En termes de coûts, peut-on dire que les 24 heures équivalent à 4 courses de 6 heures ou posée autrement la question est : à combien revient un engagement aux Mans ?
« Un budget pour une saison WEC s’élève à 3,5 millions / 3,6 millions d’euros. Pour l’épreuve des 24 heures, la fourchette de prix se situe entre 1 million et 1 200 000 euros. Encore une fois, il est très difficile d’isoler les coûts pour une course mais il faut bien se dire, que les 24 heures consomment un bon tiers du budget de la saison. »
Revenons à l’auto elle-même. Pour les 24 heures, en quoi diffère-t-elle de celle d’une course de 6 heures ? Pouvez-vous nous la présenter de manière précise avec également les performances attendues.
« Vous verrez dans le détail cette question avec Thomas Tribotté. La voiture va répondre aux spécificités du Mans avec une faible charge aérodynamique. On se rend compte que ce paramètre est également important dans les parties sinueuses, notamment au niveau de l’usure des pneus. Le set-up a déjà été clairement identifié. Après, pour ce qui concerne les éléments mécaniques, la chose est simple puisque c’est une voiture toute neuve, qui va se présenter au Mans. »
Vous courez en LMP2, une catégorie fort disputée avec bon nombre de voitures identiques en termes de conception et de moteur et des pilotes de haut niveau partout, sur quoi l’écurie Signatech-Alpine intervient-elle surtout pour faire la différence ? N’est- ce pas toute votre expérience et la stratégie de course qui s’avèrent essentielles ?
« Indéniablement, encore une fois ce sont les hommes qui font la différence. Techniquement, les différences sont dans l’épaisseur du trait. Comme vous le dites ; les pilotes sont d’un tel niveau que tous les teams se présentant au départ en LMP2 disposent d’équipes très performantes, même si le diable va se cacher dans les détails sur la qualité des hommes et la qualité à prendre les bonnes décisions au bon moment, voire anticiper. C’est une des forces et l’une des fiertés de mon équipe, encore à l’image de la course de Spa, où l’on a rendu une copie parfaite en termes de stratégie. Le fait d’avoir chez nous quasiment que des permanents constitue une force par rapport à d’autres, où des « free-lance » viennent se rajouter. Nos personnels ont cette culture d’entreprise, ils sont habitués à partager et à échanger ensemble. Ainsi, quand il faut prendre une décision dans l’instant, comme faire rentrer l’auto au box ou pas, j’ai la prétention de dire que nous maîtrisons assez bien. »
En dehors des faits de course qui s’imposent et sont traités en direct, pour prendre une décision particulière ayant trait à la course, vous sollicitez les avis de quelles personnes ?
« L’échange se fait à trois entre Thomas (ingénieur exploitation), Olivier (chef de projet LMP2) et moi. »
Je crois me souvenir que vous préparez spécialement les pilotes pour disputer une course de 24 heures, en quoi cela consiste-t-il : simulateur, dépannage?
« Oui le simulateur, tout le monde l’utilise mais c’est un élément clé. Nous organisons, il est vrai, des sessions mécaniques de manière à ce que le pilote puisse intervenir sur la voiture. Vous demanderez à Tom de vous montrer le petit carnet qui se trouve dans la voiture et qui récapitule les process mis en place pour pouvoir communiquer dans ces cas-là. »
Cette année l’enjeu des 24 heures est double avec le terme du championnat de la grande saison 2018-2019 et la victoire de la course elle-même. Pouvez-vous nous rappeler dans quelle équation favorable se trouve l’écurie ?
« L’objectif de cette saison était d’arriver à la finale en étant en capacité en de jouer le titre. Donc le contrat est rempli. On est dans cette position. Nous sommes leader des deux championnats : pilotes et teams. En fait, avant les 24 heures la problématique est assez simple : il faut être devant nos adversaires pour remporter cette double couronne, à savoir le Mans et le championnat. »
Est-ce que tout le monde dans l’équipe peut tenir cette forte pression psychologique ?
« Oui, parce que depuis le départ on ne se cache pas derrière notre petit doigt. Depuis le début de la super saison nous disposons de tous les éléments pour jouer le titre. Sans prétention aucune, c’est juste la norme d’arriver au Mans dans la bonne configuration. »
A propos des pilotes vous avez réussi à bâtir une équipe complémentaire et efficace, pouvez-vous nous expliquer à partir de quelles compétences individuelles et de quelle alchimie de manager ?
« C’est vraiment la clé ce choix des trois pilotes, qui sont l’expression finale d’un travail de toute l’année en se trouvant au final derrière le volant. C’est un savant mélange à trouver d’équilibre, d’expérience, d’audace, de sérénité, de décontraction et de sérieux. Bien sûr quand on choisit nos pilotes, on regarde l’aspect chronométrique mais on attache encore plus d’importance à ce que ce trio, cette famille fonctionne bien. Depuis un an demi, effectivement ça fonctionne merveilleusement bien.
Nicolas (Lapierre), on ne le présente pas. Il amène de la sérénité, cette combativité, cette remise en cause à chaque instant. C’est pour tous un excellent stimulant et booster.
André (Negrao), il a cette forme de décontraction qui fait un bien fou à toute l’équipe. Quand il est dans la voiture c’est pour toute l’équipe un moment de repos intellectuel, car même s’il doit stresser, il a cette qualité de nous renvoyer une image qui nous apaise. C’est également un merveilleux coéquipier sachant se mettre totalement au service de l’équipe.
Pierre (Thiriet) est moins expansif mais il a une certaine forme de rigueur. Il sait ce qu’il est et ce qu’il vaut et ne surjoue jamais. Il fait preuve d’une honnêteté incroyable, ce qui fait que si à un moment il a un niveau de performance un peu moindre, il nous dira clairement s’il est en cause, ce que nous évitera de rechercher de façon stérile, d’autres raisons. »
Philippe Sinault cette alchimie positive ça passe aussi par le manager ?
« Oui, il y a sûrement un état d’esprit, une âme qu’on insuffle presque sans le vouloir. La force de cette équipe c’est que je ne fais pas d’effort en termes de management. Je suis comme avec vous avec mes équipes. J’ai des valeurs personnelles qui sont devenues les valeurs de l’entreprise, qui sont les mêmes avec mon associé Lionel (Chevalier), ce qui fait que tout fonctionne merveilleusement bien. Je crois que la clé c’est qu’on ne joue pas un rôle mais on est soi. Du reste vous verrez en course, que n’ai pas besoin de beaucoup parler. Je suis là tout naturellement. J’ai une petite burette d’huile, si je sens qu’il y en a besoin, je mets une petite goutte d’huile dans les engrenages -pas plus- et tout fonctionne à nouveau très bien. Si l’on doit faire une vidange complète du système, ça n’est pas bon signe. »
En endurance et en particulier aux 24 heures les pneumatiques jouent souvent un rôle déterminant. Sur quels critères avez-vous rejoint l’an dernier Michelin alors que vous rouliez auparavant Dunlop, alors seul manufacturier en LMP2. ? Avez-vous parfaitement assimilé la gestion de cette gamme Michelin et la question de la limitation à 28 pneus pour les essais les qualifs et la warm up et 56 en course ?
« Le changement Dunlop-Michelin ça a été un choix un petit peu audacieux, qui a mon sens était absolument nécessaire. Le partenariat avec Dunlop a été fantastique. En 2014 on était passé de Michelin chez Dunlop pour des raisons de performance et on avait bien fait. On a donc collaboré extrêmement bien avec Dunlop on a remporté deux titres avec eux et beaucoup de courses. Je savais que le championnat de cette super saison allait être très serré jusqu’à la fin et je voulais un élément pour me démarquer par rapport à la concurrence et qui puisse nous amener un petit plus. On avait noté de très gros pros progrès de Michelin sur les pneumatiques LMP2, au point qu’ils avaient atteint un niveau de performance élevé. Fin 2017, début 2018 on s’est posé la question et puis on s’est rapproché d’eux. On a noté que leurs pneus pouvaient constituer le petit plus recherché, notamment pour notre pilote amateur (licence Silver) en ce sens, qu’au regard de leurs caractéristiques ils préviennent un peu plus le pilote, avec un retour au volant qui peut aider, notamment Pierre. Par ailleurs, dans des conditions difficiles on sait que Michelin peut être un atout. Pour toutes ces raisons, le choix s’est fait assez naturellement. Et puis, il faut bien le dire avec Alpine, Michelin, Elf on retrouve une sorte de partenariat historique, culturel qui apporte un supplément d’âme à notre projet. »
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Merci pour cette introduction ; le suivi de la course au sein de Signatech Alpine s’annonce passionnant !