Mardi prochain, Henry Ford aura 150 ans. Pour les uns, il est un inventeur génial, bienfaiteur de l’automobile et du monde ouvrier en général. Pour les autres, c’est un autocrate populiste, illettré, aussi dur avec ses ouvriers qu’avec ses collaborateurs. En fait… il est tout cela à la fois !Dans le monde automobile, a fortiori au début du xxe siècle, les patrons se font rares. Ils se contentent d’une pause de temps en temps, devant leur usine ou derrière leur bureau. Et pas question de se déplacer loin du bercail ! A contrario, Henry Ford est le premier à se mettre en scène. On est dans l’Amérique post-Far West, où les pionniers ont à peine garé leurs chariots et où tous les espoirs sont possible. Un pays jeune, qui veut rivaliser avec les puissances européennes par la seule force de son ambition. Il comprend qu’il incarne ce rêve américain : le fils d’immigrés, arrivé en bas de l’échelle, qui fait fortune. Au même titre que Ralph de Palma l’Italien, Charlie Chaplin l’Anglais ou Johnny Weissmuller le Roumain.
Alors Ford se fait filmer et prendre en photo en permanence. Il multiplie les interviews ; c’est le premier patron étant aussi un personnage publique. Même sa femme et ses enfants passent sous les projecteurs. William Crapo Durant (GM) et Walter Percy Chrysler seront beaucoup plus discrets.
Ses origines sont effectivement misérables. En 1846, William Ford, son père et sa tripoté de frères et sœurs fuient Cork. Les Ford sont des colons anglais, mais la famine irlandaise ne fait pas de détails. Les Ford s’installent à Dearborn, qui n’est alors qu’un village. Devenu adulte, William Ford épouse Mary, une orpheline belge élevée par des Irlandais (catholiques.)
Henry naît en 1863. Il n’aime pas le travail à la ferme. Il préfère réparer des montres. Il est adolescent lorsque sa mère meurt et son père a donc besoin de bras. A 16 ans, il « monte » à Detroit et y devient ouvrier… Mais une fois marié, il retourne à la campagne et s’improvise minotier. Son premier fils, Edsel, naît en 1893.
Le tournant a lieu lorsqu’il décide de retenter sa chance à Detroit. Il y est embauché par Thomas Edison. Simple ouvrier, il s’attire les bonnes grâces de son patron. A l’époque, il entend parler de voitures. Il songe à construire son propre quadricycle et Edison l’encourage. Ford profite de ses week-ends pour s’atteler à la tâche, dans sa remise. En 1899, la voiture est terminée… Mais la porte de la remise est trop petite et Ford doit casser le mur à la masse pour sortir ! Déjà, il se fait prendre en photo au volant de sa création.
Immédiatement, Ford démissionne d’Edison et crée la « Detroit Automobile Company ». Assembler une voiture et devenir constructeur sont deux choses différentes. Ford l’apprend à ses dépends. L’entreprise produit une vingtaine de voitures : pas assez pour Ford, qui rêve d’inonder le pays. Il la ferme et crée la « Henry Ford Company », en 1901. William H. Murphy, son « business angel », lui impose Henry Leland comme adjoint. Pour l’industrialisation, il fait confiance aux frères Dodge. Ford veut que son entreprise soit célèbre et il fait construire des voitures de course.
Malgré tout, les ventes ne décollent pas. Ford claque la porte avec les frères Dodge pour fonder la « Ford Motor Company« . Quant à Leland, il transformera l’ex-Henry Ford Company en Cadillac. Ford et l’automobile, c’est David contre Goliath. Les Européens ont 20 ans d’avance. Les Américains tentent de faire du protectionnisme, en sortant l’obscur brevet Seldon. Mais il a pour effet de freiner encore plus l’éclosion de l’industrie automobile US. Malgré tout, Ford est confiant : il fait bâtir une immense usine, Piquette Plant. Il s’inspire des camelots qu’il a vu dans les foires agricoles : il sillonne lui-même le pays pour promouvoir ses modèles. En parallèle, il réussit à briser le fameux brevet Seldon : plus de royalties à payer.
En 1908, après des années de tâtonnements, il présente le Model T. A l’époque, l’automobile est un gadget de riches ; la mode est au sur-mesure. La classe moyenne doit se contenter d’un side-car. La Model T prend tout le monde à contre-pied : un modèle basique, indestructible, produit à la chaîne pour baisser au maximum les coûts. Dès 1911, Piquette Plant est saturé : Ford déménage à Highland Park. Il promet 5$ par jour et la semaine de 40h aux ouvriers ; c’est la bousculade pour aller travailler chez Ford !
Ford a donc la cinquantaine lorsque son entreprise décolle. Officiellement, il reste le même « homme du peuple ». En pratique, il s’embourgeoise rapidement. Il passe ses week-ends avec ses amis Edison et Harvey Firestone.
La production de Model T se compte en dizaine de milliers, puis en centaine de milliers. Ford représente 50% du marché ! En 1917, nouveau déménagement : la chaine démarre à River Rouge. Ses 93 bâtiments répartis sur 1,5km² en font le plus grand site industriel du monde. Il emploi 100 000 personnes. En 1918, Ford effectue un tour de passe-passe : il prend sa retraite et donne les commandes à Edsel. Puis il crée une holding, Ford & Sons, qui prend le contrôle du constructeur. Les petits porteurs s’affolent et vendent massivement à Ford & Sons. Ford dispose ainsi de la majorité absolue. Il est l’homme le plus riche et le plus puissant des Etats-Unis. Les présidents américains défilent chez lui. Lénine se plaint de n’avoir pas de « Ford soviétique ». Hitler le cite en modèle dans Mein Kampf. Staline quémande une licence de fabrication pour l’U.R.S.S.
Dans les années 20, cette puissance finit par lui monter à la tête. Ford se fait rédiger des autobiographies lénifiantes. Il prétend avoir inventé un principe universel. Il peut donc implanter ses voitures aux quatre coins du monde: Grande-Bretagne, France, Australie, Canada, Japon et même Chine. Par respect pour ses ancêtres, il essaye même de monter une usine à Cork. De plus, il ouvre en grand ses sites, accueillant volontiers des concurrents: Louis Renault, André Citroën, Gianni Agnelli (Fiat), Ferdinand Porsche, les responsables de Nissan et ceux de Toyota figurent parmi les visiteurs.
Cette « universalité » dépasse l’automobile. Ford veut un « monde Ford ». Il rachète des centrales électriques, des voies ferrées, ouvre un aéroport privé et des hôpitaux… Il s’offre aussi des « objets historiques américains », qu’il placera dans l’Henry Ford Museum. Avec ses ouvriers, il se montre paternaliste. L’un des intérêts de River Rouge, c’est que c’est loin de Detroit. Il peut donc surveiller les éventuelles sorties de ses employés. Il offre des cours d’alphabétisation et d’anglais, il recrute des noirs et des handicapés, mais pas question de boire de l’alcool ou d’appartenir à un syndicat! La police secrète est là pour neutraliser les déviants.
Ford se pique de politique. D’abord proche des démocrates, on lui propose l’investiture présidentielle en 1918. Il refuse. Puis, le Ford Times, un quotidien publicitaire, se mue en organe de propagande. Ford vire dans le populisme ; il dénonce « les puissants » (dont il est la figure de proue) et annonce qu’il va raser Wall Street. Il rachète un obscur titre de Detroit, y fait éditer Le protocole des sages de Sion et des ordures sur la « question juive ». Washington veut désormais le marginaliser. Il est moqué pour son illettrisme et ses diatribes pleines de lieux communs.
En 1927, les ventes de Ford T fléchissent. Les Chevrolet, plus modernes, gagnent du terrain. Edsel doit se battre pour que le constructeur étudie un nouveau modèle. En 1928, la Model A apparait enfin. Néanmoins, la suprématie de Ford est définitivement interrompue. Dans les années 30, Ford a une série d’attaques cardiaques. Sa santé mentale se détériore (la maladie d’Alzheimer?)
Edsel n’a pas les reins assez solide pour prendre la suite. C’est un éternel « N°2 », moitié fils-à-papa, moitié personne timide écrasée par la figure paternelle. Incapable de couper le cordon, il doit subir la présence de son père lors de son voyage de noces ! Edsel a quelques bonnes idées, comme le rachat de Lincoln ou le Model A. Néanmoins, à force de vouloir dire « moi aussi, je peux décider », il commet des impairs : la création d’une banque pour vendre à crédit (au lendemain de la crise de 1929…), le ruineux financement des Miller-Ford d’Indianapolis… Éternel incompris, il meurt en 1943.
Ford, complètement gâteux, ne contrôle plus grand chose. Proche des nazis, il accueille volontiers des travailleurs forcés dans son usine allemande… Au point où le responsable local se plaint d’avoir trop d’ouvriers ! Charles S. Sorensen, un cadre supérieur présent depuis la première heure, dirige les usines US. Sourd au pacifisme militant du fondateur, Sorensen décroche de juteux contrats militaire (la production des B24 et de la Jeep Willys) en vue de la deuxième guerre mondiale. Harry Bennett, chef de la milice et garde du corps personnel du patron, prend en charge le reste. Avec sa bande de gros bras, il terrorise les meneurs. A la mort d’Edsel, Bennett manœuvre et il obtient le renvoi de Sorensen.
L’état Américain intervient : il est hors de question de laisser Ford faire naufrage. En 1946, Henry Ford II, fils d’Edsel, n’est qu’un étudiant, mais il est placé à la tête du constructeur. Bennett disparaît. Quant à Henry Ford « I », il est mis à la retraite. Devenu veuf, il habite seul à Fair Lane (un lotissement baptisé du nom du village irlandais de ses grand-parents.) Au printemps 1947, il y a des inondations. Il meurt misérablement, sans électricité, ni chauffage. C’est une équipe d’aide aux victimes des inondations qui le découvre, quelques jours après.
Crédit photos: Ford
A lire également:
Souvenirs, souvenirs: au boulot!