"Airbus roulant"
A la fin des années 80, l’électronique révolutionne la Formule 1 avec la télémétrie, la suspension active(initiée par Lotus, qui l'a testée dès 1983) et la boîte semi-automatique inaugurée par Ferrari en 1989. Les grosses équipes se lancent à corps perdu dans cette course aux armements, synonyme d'avantages conséquents sur la piste...et d'étranglement des petites équipes, condamnées à subir ou à se ruiner pour acquérir ces coûteuses technologies.
C'est Williams qui a le mieux tiré son épingle du jeu. Sa maîtrise de la suspension active, couplée au V10 Renault, fait de la FW14B l'arme absolue de la saison 1992 aux mains de Nigel Mansell. En 1993, rebelote avec la FW15 d'Alain Prost qui pousse encore plus loin le concept, faisant dire au professeur qu'il pilote un véritable "petit Airbus": suspension pilotée, antipatinage, ABS, accélérateur fly-by-wire, direction assistée...Une nouvelle fois, la Williams est la machine à battre, même si le tout-électronique a aussi ses revers : à l'instar des jupes d'antan, les "bugs" de l'électronique embarquée peuvent rendre les F1 subitement très difficiles à piloter, voire incontrôlables. Prost eut ainsi du mal à apprivoiser la Williams lors des essais d'intersaison, et d'autres accidents suspects ont lieu, avec Senna qui fut propulsé dans les rails à Monaco ou Berger qui, lors du grand prix du Portugal, partit en travers à la sortie des stands et manqua de se faire couper en deux par Derek Warwick.
La guerre de l'électronique
Outre l'inflation des coûts et les préoccupations sécuritaires, qui de tout temps ont poussé les autorités à légiférer, ces aides électroniques sont, dès 1992, pointées du doigt par le patron de la FIA, Max Mosley, qui les accuse de "tuer le spectacle" en réduisant la part du pilote dans la performance. Le pouvoir sportif se lance en 1993 dans une véritable croisade pour bannir les aides électroniques, qui divise le paddock. D'un côté, ses partisans, essentiellement Williams, McLaren et Benetton (qui saura s'en rappeler en 1994...) et de l'autre les "anti", où questions budgétaires et politique s'entremêlent: Ferrari en tête de file, suivi par beaucoup de petites équipes, les "battus d'avance". C'est quasiment un remake de la guerre FISA-FOCA au début des années 80. Dans cette lutte, à la fois technique, sportive et politique, Williams, qui a consacré d'énormes investissements, n'accepte pas le bannissement des aides. De surcroît, Frank Williams et Patrick Head voient dans cette croisade contre l'électronique une manœuvre destinée à casser leur domination, afin de relancer le show si cher à Bernie Ecclestone.
Bras de fer
L'été 1993 est ainsi particulièrement tendu. Après un premier coup de semonce au Canada, où la FIA a menacé de déclarer illégale la quasi-totalité du plateau, le conseil mondial de juillet résonne comme un coup de tonnerre : la suspension active et l'antipatinage sont déclarés illégaux et doivent être retirés...avec effet immédiat ! Un coup de Trafalgar du tandem Mosley-Ecclestone contre Williams, dont la FW15 a été entièrement conçue autour de ces aides. Williams fait appel d'une décision d'autant plus fallacieuse que les Accords Concorde stipulent normalement que toute refonte du règlement technique doit être précédée d'un préavis d'un an. Finalement, après une longue bataille médiatique et judiciaire, le "pacte de Reilingen" conclut en amont du grand prix d'Allemagne met tout le monde d'accord : les aides électroniques sont maintenues jusqu'à la fin de la saison, avant d'être bannies dès 1994. Quand on sait que la Williams FW16, qui sera dévolue à Ayrton Senna, était déjà développée autour de ces aides....
Une transmission inédite en F1
Reste à connaître la liste exacte des systèmes interdits pour 1994. Le nouveau règlement technique prévu pour la circonstance traîne la patte, car les négociations en coulisses se poursuivent. Et Williams tient particulièrement à tester un nouveau système de transmission, la CVT ou Transmission à variation continue, un projet sur lequel Woking planche depuis le milieu des années 80.
Avec une boîte de vitesses classique, le moteur ne fonctionne pas avec une efficacité maximale. L'idée est de le faire tourner constamment au point optimal de puissance et de couple. Une solution est de supprimer une boîte de vitesses conventionnelle et d'utiliser à la place un système de poulies pour adapter la puissance du moteur en fonction des besoins du conducteur. Plus de pignons métalliques, plus d'engrenages qui doivent s'emboiter, plus de changements de vitesses !
Un tel dispositif permet, à priori, d'utiliser un moteur à son régime de fonctionnement optimal, de minimiser la consommation d'énergie, de maximiser la puissance et le couple disponible, ou d'éviter les changements de régime brusques dus aux paliers des rapports de boîte. Le système de transmission variable en continu existait sous différentes formes, comme DAF qui produit en 1958 le modèle 600 doté d'une transmission «Variomatic». Une première expérience dans la compétition avaitmême été initiée entre DAF et Brabham dans les années 60, avec une Formule 3. Les résultats avaient été honnêtes mais ils avaient rencontré des soucis d'aérodynamisme et de fiabilité. Le problème pour utiliser une telle technologie dans les voitures de course était la difficulté de trouver une courroie suffisamment solide pour supporter la puissance d'un moteur F1.
Williams va jusqu'au bout
Les ingénieurs Williams trouvent finalement les matériaux aptes à résister aux 850 chevaux délivrés par le V10 Renault. En Juillet 1993, sur le petit circuit de Pembrey, Alain Menu et David Coulthard étrennent une FW15 équipée du système CVT conçu en collaboration avec la société Van Doorne, celle qui fut derrière le fameux Variomatic de DAF. Aucun chrono officiel ne filtre, mais la vidéo tournée pour l'occasion parle d'elle-même : la perception du bruit d'une F1 change radicalement avec un moteur au régime optimal constant, produisant un son monocorde. La seule variation de son survient lorsque la voiture passe de son régime de ralenti de 12500 tr/min (!), utilisé pour le lancement, à sa vitesse de fonctionnement constante de 15000 tr/min. Les quelques spectateurs furent également étonnés de voir la FW15 prendre des virages à faible allure...avec un régime moteur maximal. Il était donc difficile ainsi de faire un lien entre le bruit et la vitesse...étrange, et pas sûr que le public aurait apprécié !
Interdiction immédiate
Coulthard, très enthousiaste, évoque un confort de pilotage accru et une meilleure stabilité en courbe, bien que le frein moteur soit moins efficace. Surtout, quelques échos dans le paddock murmurent que la FW15 CVT aurait roulé plusieurs secondes plus vite que la monoplace à boîte conventionnelle. Arnaud Boulanger, ingénieur Renault ayant travaillé sur le projet, donna certaines précisions intéressantes : pour que la CVT soit réellement exploitable en course, Renault aurait été obligé de revoir la conception même du V10, pensé pour une plage d'utilisation plus large, et aurait du renforcer la durabilité des composants, soumis à des contraintes assez élevées ! La chaleur dégagée aurait été plus importante, nécessitant d'augmenter le refroidissement, donc les radiateurs et, in fine, de revoir toute la conception aéro de la monoplace.
Quoi qu'il en soit, suite aux rumeurs de performances délirantes, il n'en fallait pas davantage à la FIA pour réagir. Dans le règlement pour 1994 fut rajouté un point stipulant que les Formule 1 devaient posséder entre 4 et 7 rapports de vitesses fixes à l'avant. Une façon détournée de condamner la CVT au placard ! Coûte que coûte, les innovations allaient bon train. A même moment, Benetton testa un système de 4 roues directionnelles à Estoril ! Tout cela fut banni, mais d'autres problèmes surgiront, sur fond de monoplaces difficiles à conduire, d'accidents en série et aussi de triche. Par contre, le principe des transmissions à variation continue ont connu un bel essor dans l'automobile de série.
Images : DAF Museum, flickr, wikimedia