Prémices électriques
Course après course, l'ambiance chez McLaren est allée de mal en pis. Depuis l'affaire du pacte rompu d'Imola, Senna et Prost sont en guerre ouverte et font tout pour s'éviter, s'affrontant autant sur la piste que par médias interposés. Les clans se forment et la guerre psychologique bat son plein. Aux Sennistes (nombreux y compris en France) qui brocardent Prost la "pleureuse", les Prostiens moquent Senna le "mystique", "l'illuminé". Le choc des titans est aussi un choc des cultures.
Le brésilien, qui joue volontiers la persécution et crie au complotisme pro-Prost de Jean-Marie Balestre, le président de la FIA, jouit d'une indéniable popularité et d'un statut de "chouchou" au sein de l'équipe McLaren qui dissimule de moins en moins ses préférences. Tout aussi paranoïaque que son adversaire, le français fait le dos rond et se recroqueville sur son travail, fustigeant l'attitude de Dennis et de Honda qui, à ses yeux, l'ont relégué au rang de second pilote. Son départ pour Ferrari, confirmé lors du grand prix d'Italie, n'a fait qu'envenimer les relations entre les deux hommes. Quant à Jean-Marie Balestre, dont l'aversion pour Senna est notoire, ses déclarations appuyées à Honda pour que les deux champions soient traités de manière équitable ne font qu'ajouter de l'huile sur le feu et attiser l'excitation complotiste.
En arrivant à Suzuka, Prost compte 81 points contre 60 à Senna, qui n'a pas été épargné par les ennuis mécaniques. L'avantage du français est net mathématiquement, mais le brésilien peut encore jouer la gagne selon le règlement en vigueur de l'époque qui ne retient que les 11 meilleurs résultats sur 16 courses. Senna n'a marqué qu'à 7 reprises et peut donc faire carton plein au Japon et en Australie (18 points) pour cumuler potentiellement 78 points. Prost a scoré à 13 reprises et doit donc déjà enlever les 2 points inscrits au Mexique et les 3 marqués en Hongrie, ce qui fait 76 points. Et en cas d'une autre arrivée dans les points, c'est une seconde place, soit 6 points, qu'il devra retirer de son bilan comptable (on comprend pourquoi ce règlement a été abandonné...) Prost n'est donc pas encore tiré d'affaire, et si Senna gagne à Suzuka, le titre se jouera en Australie. Mentalement, Prost, usé et frustré par l'ambiance délétère qui empoisonne Mclaren, est résolu et le fait savoir : face au comportement souvent limite de Senna sur la piste à son égard, il est décidé cette fois-ci à ne rien lâcher...à bon entendeur.
La course à couteaux tirés
Comme d'habitude, Senna a écrasé les qualifications, infligeant 1"730 d'écart à Prost qui partage la première ligne. Quant à Gerhard Berger, 3e sur la Ferrari, il est plus de deux secondes. Toutefois, le warm-up confirme que Prost, fidèle à son approche, a surtout préparé sa voiture pour la course, en signant le meilleur temps. Les deux ennemis ont opté pour le V10 Honda le plus haut en régime, ça va chauffer!
130.000 spectateurs en ébullition se sont massés à Suzuka et les audiences TV sont exceptionnelles malgré le décalage horaire. C'est l'âge d'or et l'apogée de la F1 populaire. Au départ, comme en 1988, Prost prend un meilleur envol que Senna et imprime d'emblée un rythme de course effréné, qui lui permet de compter 5 secondes d'avance au 10e tour. Senna réagit car il n'a pas le choix: pour conserver une chance de conserver son titre, il doit doubler Prost.
Au 22e tour, Prost chausse des pneus neufs avec un arrêt en 7"8. Senna l'imite deux tours plus tard mais il a perdu du temps en doublant le peu coopératif De Cesaris et surtout, son arrêt dure 10 secondes à cause d'une roue avant-gauche récalcitrante. Il repart 5 secondes derrière Prost et mène la charge pour remonter.
Le crash
A partir du 28e tour, l'écart entre les deux titans oscille entre 1"5 et 3" secondes, chacun répliquant à la hausse de rythme de l'autre. La lutte est à son paroxysme et le reste du peloton est plongé dans l'anonymat. Prost a réglé sa monoplace avec moins d'appui, afin de privilégier la vitesse de pointe et de se mettre à l'abri de l'aspiration de Senna. Vers le 40e tour, l'usure des pneus commence à se faire sentir et Magic est quasiment dans la boîte de vitesses du professeur. Les deux hommes se faufilent parmi les retardataires et conduisent à la limite, abaissant régulièrement le record du tour. Le français et le brésilien donnent le meilleur d'eux-mêmes, pilotant dans une autre dimension. La tension est à son comble.
47e tour. Senna a jaugé son adversaire et n'a qu'une option pour passer : la chicane Casio. A la sortie du 130R, que Senna a emprunté plus rapidement, les deux McLaren sont proches mais pas suffisamment à priori pour tenter une attaque. Pourtant, au freinage, le brésilien joue son va-tout et jette sa McLaren sur la droite dans un freinage ultra-tardif, sa voiture mordant allègrement sur la bande extérieure de la piste qui matérialise l'entrée des stands. Prost tourne comme si de rien n'était, hors de question de s'écarter...et c'est l'accrochage !
Les deux McLaren, les roues enchevêtrées, s'arrêtent piteusement dans l'échappatoire. Prost a calé et sort rapidement de sa voiture, lançant à Senna un regard qui en dit long. Senna, lui, n'a pas dit son dernier mot. A coup de grands gestes, il intime aux commissaires de pistes de le pousser pour l'aider à repartir. Le moteur s'emballe, Senna zigzague dans l'échappatoire et reprend la piste. Il rentre aux stands pour changer son aileron avant cassé et se lance dans une course-poursuite effrénée derrière Alessandro Nannini qui a profité de l'incident pour prendre la tête de la course. Pourtant, les instances sportives se penchent déjà sur son cas. Son passage en partie hors-piste sur le freinage, le court-circuitage de la chicane, accompagné de l'aide des commissaires, devraient lui devoir la disqualification. Prost, d'ailleurs, est aperçu se dirigeant vers la direction de course, alimentant la haine des Sennistes qui crient déjà au complot.
La polémique
Senna fond sur Nannini et le passe sans coup férir, pour remporter la course. Mais sitôt le drapeau à damier brandi, la direction de course annonce l'inéluctable disqualification. Ce n'est que le début d'un feuilleton qui va animer toute l'intersaison..et dont les répercussions se prolongeront jusqu'à Suzuka 1990 ! Senna crie déjà à l'injustice, comme à Monaco en 1984. Il accuse Prost de l'avoir délibérément "sorti" de la piste. Le français s'estime dans son bon droit, arguant que l'attaque de Senna était suicidaire et qu'il n'avait pas à le laisser passer. Il avait prévenu avant la course qu'il ne céderait rien. On peut aussi voir dans cet accrochage et ses conséquences la cristallisation paroxystique d'une relation destructrice qui n'avait cesser d'empirer au sein de l'équipe McLaren. Prost savoure une froide revanche contre ceux qui, Dennis en tête, l'ont d'après lui rabaissé et mis en infériorité. Et lorsque Ron Dennis annonce qu'il compte faire appel de la décision, ce qui revient donc à mettre en suspens le titre de Prost, la coupe est pleine !Un nouveau coup de poignard !
Chacun campe fermement sur ses positions, entraînant derrière lui une cohorte de fans irréconciliables, qui aujourd’hui encore croisent le fer sur les responsabilités de l'accident. Et les braises sont loin d'être éteintes le soir du grand prix de Suzuka 1989...
Images : McLaren Racing