La pénalité de la colère
12 minutes se sont écoulées entre la faute de Vettel, qui est sorti au 48e tour dans l'herbe du virage 3 et a repris la piste en coupant la trajectoire d'Hamilton, et le moment où la sanction de 5" de pénalité est tombée. Le délai souligne l'intense réflexion qui a du agiter les commissaires, sans doute conscients de l'enjeu et des répercussions d'une telle sanction. Mais elle est finalement tombée.
Les commissaires se sont basés sur l'analyse au ralenti - plus facile que de juger à vitesse réelle, en une fraction de seconde ! - des caméras embarquées pour déterminer si oui ou non Vettel avait sciemment barré la route à Hamilton pour conserver la tête, forçant le pilote Mercedes à freiner pour éviter l'accrochage. S'ils n'ont pas mis en doute le fait que l'Allemand a du rattraper un gros survirage et éviter la perte totale de contrôle, ils ont estimé que Vettel a regardé dans ses rétros lors du retour en piste de la Ferrari et que le dernier coup de volant à droite était une obstruction délibérée, d'où la pénalité...Pour ceux qui ont vu le film, cela me rappelle "Sully" de Clint Eastwood, où des pilotes mandatés par la compagnie aérienne, tranquillement installés dans un simulateur et sachant à l'avance les circonstances du drame, devaient démontrer que le pilote de ligne n'avait pas eu les bonnes réactions lors de l'incident ayant entraîné le crash de son appareil ! Qui peut douter du fait que, dans la fraction de seconde de l'incident, Vettel a eu comme priorité de rattraper sa voiture, mais quoi de plus naturel pour un pilote de course, qui plus est en tête, de défendre sa position ?
Rarement une pénalité aura provoqué de tels remous ! Vettel ne décolérait pas au volant, lançant à la radio qu'"Il faut être totalement aveugle pour croire que vous pouvez aller ainsi sur l’herbe et ensuite contrôler le retour en piste de la voiture (...) Où aurais-je pu aller ? C’est un monde injuste, je vous le dis" Et surtout après la course, le show continua ! Vettel n'emmena pas sa Ferrari à l'emplacement des trois premiers et, après quelques atermoiements, il rejoignit la cérémonie du podium en nous gratifiant d'un geste symbolique qui, d'un point de vue totalement subjectif, fait du bien à une F1 trop aseptisée, dont les pilotes modernes sont considérés comme trop formatés et sans relief. L'échange des panneaux 1 et 2 devant les monoplaces au pied du podium restera sans doute comme une des images fortes de l'année, qui contribuera peut-être à raffermir le charisme de Sebastian Vettel, jugé tantôt impulsif tantôt d'une grande platitude. Et que dire de l'ambiance dans l'antichambre du podium, où un silence pesant régnait. Hamilton, gêné (hypocritement ?) de la situation, faisait même venir Vettel sur la plus haute marche du podium à ses côtés, ce qui n'était pas sans rappeler, dans un contexte fort différent, la gêne de Schumacher en Autriche en 2002, après la victoire offerte par Barrichello.
Les réactions se sont multipliées depuis, venant surtout d'anciens pilotes. Mark Webber, à qui on ne peut reprocher un quelconque "Vettelophilisme", a parlé d'une "pénalité folle", Johnny Herbert regrette « C'est dingue de ne plus pouvoir se battre... la course se lisse", Nigel Mansell parle d'une situation "embarrassante" et d'un "faux résultat". Le grand Mario Andretti y est allé aussi de son commentaire : « Je pense que l'utilité des commissaires est de pénaliser des manœuvres d'une dangerosité flagrante, pas des erreurs honnêtes à cause d'une course sans merci. Ce qui s'est produit au GP du Canada n'est pas acceptable à ce niveau de notre beau sport. » Forcément, les réactions étaient différentes du côté de Mercedes. Mais si Hamilton a rappelé qu'il y avait des règles claires sur les retours en piste dangereux, il reconnait qu'il aurait probablement "fait la même chose" à la place de Vettel.
La bronca était vive aussi du côté du public, des spectateurs, qui dans leur grande majorité n'acceptent pas cette pénalité considérée comme disproportionnée. Et sur les réseaux sociaux, les commentaires fleuris n'ont pas manqué. Sur le site Wikipedia, on lisait même ce matin que Emanuele Pirro avait "volé la victoire" à Ferrari ! Les choses vont vite...
La règle et l'esprit de la règle
Vettel a déclaré : "la F1 n'est plus le sport dont je suis tombé amoureux". Vaste sujet, qui ne date pas d'hier au demeurant. Passons nous d'un extrême à l'autre ? C'est le signe des temps visiblement. L'absence de pénalités était, à une époque, irresponsable, à l'instar du football où les tacles et contacts assassins, tolérés dans les années 80, seraient immédiatement sanctionnés aujourd'hui (rappelez-vous de Battiston lors du France-Allemagne en 82 ou de Goikoextea qui explose la cheville de Maradona !). Des pilotes réputés "rugueux"comme Andrea De Cesaris, Olivier Grouillard ou même Nigel Mansell et Ayrton Senna, pour citer des gros bras, auraient eu du mal à finir la saison avec leurs 12 points ! Et que dire du duel Arnoux-Villeneuve à Dijon en 1979 ? Qu'auraient-ils eu comme réprimande avec l'état d'esprit actuel ? 6 points en moins sur leur licence ? Car si il paraît nécessaire de "contrôler" le comportement en piste, se pose la question de l'équité des sanctions et de leur impact sur le sport en lui-même.
L'équité est le premier élément pointé du doigt. Sur internet, on n'a pas manqué de ressortir les images d'Hamilton tassant Ricciardo à Monaco en 2016. Et au Canada, Ricciardo a zigzagué à plusieurs reprises de façon assez limite pour contenir Bottas. On a rappelé aussi le tassement de Gasly par Magnussen à Bakou l'an dernier, à 300 Km/h près du mur, Hamilton qui coupe l'entrée des stands à Hockenheim en 2018 ou encore certaines manœuvres limites de Max Verstappen ...dans tous ces cas, aucune pénalité n'est survenue. Et n'oublions pas les œuvres complètes de Pastor Maldonado...Les théories du complot ont aussi ressurgi, certains y voyant une collusion Mercedes-FIA, comme d'autres voyaient une alliance Ferrari-FIA au temps de Schumacher. D'ailleurs, Jacques Villeneuve s'est fendu d'une petite pique hier, constatant que la FIA n'avait pas toujours été aussi dure envers Ferrari par le passé...Complotisme mis à part, la cohérence des sanctions reste un débat brûlant.
Ensuite, c'est le sport en lui-même qui est en jeu. Un grand prix de F1 ne peut plus être un jeu d'auto-tamponneuses, évidemment, car les impératifs de sécurité sont primordiaux de nos jours, et cela est normal. Mais un grand prix ne doit pas non plus ressembler à une opération de contrôles de gendarmerie sur l'autoroute. A force de sanctionner la lutte, on finit par tuer cette lutte. On reproche justement à la F1 d'avoir laissé trop de place aux ingénieurs, aux stratégies et à la gestion économe des pneus et des moteurs, qui casse l'instinct d'attaquant et l'ADN même de la discipline. L'adoption d'un "permis à points" a déjà fait couler beaucoup d'encre, au même titre que les artifices du DRS ou les places de pénalité à gogo pour les changements de pièces mécaniques. Si on se met à punir le moindre duel un peu musclé, on est alors dans un paradoxe complet, alors que les instances cherchent par tous les moyens à relancer l'attrait du public avec davantage de spectacle ! Injonctions contradictoires...
Au-delà des affrontements -stériles- entre les tifosis des uns et les détracteurs des autres, un puits sans fond, c'est aussi le contexte qui a dramatisé la pénalité. Une victoire était en jeu, Ferrari et Vettel étaient sur le point de conjurer la spirale infernale, la domination de Mercedes était sur le point d'être stoppée, une bataille à couteau tirés entre deux champions du monde qui régalait le public...L'enjeu était là et la pénalité, malgré toute la logique qu'on peut lui accorder d'un point de vue légal, a "cassé" l'enthousiasme et la dynamique de ce beau duel.