En 1989, la F1 tourne la page des turbos, revenant à des moteurs atmosphériques de 3,5 litres de cylindrée. Tout le monde attend le 2e round du match Prost-Senna, qui s'est terminé dans la polémique au grand prix du Japon 1988, sur fond de favoritisme supposé du motoriste Honda envers le brésilien.
Choc des cultures chez Ferrari
Mais chez Ferrari, c'est la Révolution. La Scuderia entame la première saison de son histoire sans le Commendatore, Enzo Ferrari, qui est décédé en 1988. Avant de partir, les dernières grandes décisions du patriarche avaient été le recrutement de Nigel Mansell à la place du décevant Michele Alboreto et la promotion de l'anglais John Barnard à la tête du département technique.
Si le recrutement du pilote britannique ravit beaucoup de monde, tant la fougue du leone (surnom que vont lui donner les tifosis) rappelle celle de Gilles Villeneuve, le recrutement de Barnard fait bien des remous. L'ingénieur britannique est en quelque sorte le Adrian Newey des années 80: concepteur star des victorieuses McLaren Mp/4 à moteur TAG Porsche, il accepte fin 1986 de rejoindre Ferrari, qui lui déroule le tapis...rouge, mais à une condition : travailler depuis un bureau d'études basé en Angleterre, le GTO (Guilford Technical Office), financé aux frais de la Scuderia mais loin des tumultes de l'Italie, de ses remuants tifosis et de sa redoutable presse. Scandalo ! Même Harvey Postlethwhaite, autre britannique engagé par Ferrari au début des années 80, n'avait pas osé ! La presse dénonce les caprices de Barnard, qui se met même à dos une partie du staff technique en interdisant aussi la consommation de vins à table pour les mécaniciens lors des séances d'essais !
Une boîte révolutionnaire mais fragile
La Ferrari 640 conçue pour 1989 cache en son sein un système révolutionnaire, sur lequel plusieurs équipes travaillent depuis quelques années mais sans résultat encore probant : une boîte de vitesse semi-automatique à 7 rapports gérée par un système électro-hydraulique, avec changement de vitesses au volant au moyen de palettes remplaçant le traditionnel levier et sélecteur en H. Mauro Forghieri, l'ancien directeur technique historique de Ferrari, avait déjà travaillé sur le concept à partir de 1979 mais faute de moyens et de technologies électroniques suffisamment éprouvées, le prototype - un peu lourd- avait été mis au placard.Barnard décide de remettre au goût du jour le concept : les palettes activent des vannes électromagnétiques pour canaliser l'huile sous pression, enclenchant ainsi les pistons responsables du changement de vitesse. Le pilote n'a plus besoin de lâcher le volant d'une main pour changer de rapport et la pédale d'embrayage, elle-même remplacée par une petite palette sur le volant, n'est nécessaire qu'au départ et lors des arrêts aux stands !
Mais plus encore que le confort de pilotage, l'intérêt de cette technologie est avant tout aérodynamique : à l'instar de la McLaren MP4/4 de 1988 très basse et effilée grâce à la compacité du V6 Honda et de la boîte de vitesses conçue par Gordon Murray, Barnard cherche la compacité de la monocoque pour réduire au maximum la traînée de la voiture et améliorer l'effet de sol. Pour compenser l'encombrement du V12 Ferrari qui remplace le V6 Turbo, le choix de la boîte semi-auto très compacte permet donc à Barnard d'optimiser l'aérodynamique de la 640 qui se distingue par un nez long et pointu, une monocoque étroite et des pontons bombés avec des prises d'air situées très en amont du cockpit. La tenue de route en est donc grandement améliorée. Le fameux style des Ferrari "bouteille de Coca" était né.
Sauf que les essais hivernaux se révèlent désastreux. Le pilote de développement Roberto Moreno ronge son frein, ou plutôt sa boîte : aucun roulage ne parvient à dépasser la quinzaine de tours sans que le système ne tombe en panne, à cause d'interférences électroniques entre la gestion du moteur et de la boîte. La presse transalpine se déchaîne et réclame la tête de Barnard, mais Agnelli ne le lâche pas et lui maintient sa confiance. Autant dire que la Scuderia n'arrive pas au Brésil très sûre d'elle.
Miracle à Jacarepagua
Aux qualifications du grand prix du Brésil disputé sur le circuit de Jacarepagua, les Ferrari de Berger (3e) et de Mansell (6e) ont un bon rythme, mais les ennuis se multiplient. Lors du warm-up du dimanche matin, les deux 640 sont encore immobilisées sur ennui électronique. Les boîtes ne cessent de se bloquer.
Sous un soleil de plomb, le départ du grand prix est donné et dès le premier virage, c'est la cata pour les brésiliens qui voient leur idole Ayrton Senna percutée par un Berger bien optimiste. La McLaren-Honda rentre aux stands bien abîmée et ne peut repartir que deux tours plus tard, hors jeu pour la gagne.
Devant, Mansell talonne la Williams-Renault de Patrèse puis prend le dessus au 16e tour sur un dépassement par l'extérieur plein d'autorité dont l'anglais a le secret. A l'issue de la première salve d'arrêts, Mansell se retrouve derrière Prost mais ce dernier rencontre des soucis...d'embrayage. Mansell le rattrape et le dépasse au 28e tour, sachant que le Français va devoir économiser ses pneus faute de pouvoir s'arrêter aux stands, ce qui serait risqué avec son embrayage mort. Les tours passent et on se demande quand la Ferrari va bien fini par hoqueter.
Au 45e tour, Mansell s'arrête pour changer de pneus...mais aussi de volant ! Il rencontre des soucis avec les palettes et repart avec un nouveau. Il n'a aucun mal à reprendre -encore une fois- le dessus sur Prost qui roule à l'économie. Et au 61e tour, Mansell franchit la ligne en vainqueur ! Première course chez les rouges et première victoire, que le moustachu qualifiera de "facile" avec un brin d'humour, tant la probabilité de l'emporter était faible. Son ordinateur de bord étant en rade, Mansell n'avait aucune idée de l'état de la consommation. Quant à John Barnard, il peut se féliciter de ce succès après la cabale qu'il a subi durant l'hiver.
Un jalon technique dans l'histoire de la F1
Ce succès ne masquera pas cependant les lacunes de la 640, minée par la fiabilité du V12 et de cette satanée boîte qui connaitra encore bien des vicissitudes, dues en réalité à une batterie trop faible : Mansell et Berger vont cumuler 12 abandons sur problème de boîte, surtout en début de saison, dont 4 successifs pour l'anglais dans la foulée de sa victoire brésilienne. Toutefois, la 640 était une voiture performante: avec l'aide de Magnetti Marelli qui contribua à fiabiliser l'électronique de commande et à améliorer les batteries, elle remporta deux autres courses (Mansell en Hongrie et Berger au Portugal) et servira de base à l'excellente 641 de 1990. John Barnard finira par quitter Ferrari en fin de saison. Si l'arrivée de Prost pour 1990 aurait eu de quoi le retenir, l'anglais ne voulait pas céder sur la volonté par Ferrari de rapatrier la conception à Maranello en lieu et place de son bureau d'études de Guilford. Barnard ne cèda pas et signa alors avec Benetton. Quant à la boîte semi-automatique avec palettes, elle finira par faire école et devenir incontournable au début des années 90. Williams l'adopte en 1991 puis McLaren et le reste du plateau s'y mettent en 1992. Ferrari transposa ensuite cette technologie à ses voitures de route, inaugurée par la F355 puis surtout la 360 Modena.
Images : Ferrari