A l'occasion du Grand Prix de Russie, revenons sur une page du sport automobile très méconnue en Occident. Sa présence en Russie est pourtant ancienne puisqu’un Grand Prix fur organisé en 1913 et en 1914, avant de disparaître dans les soubresauts de l’Histoire. Renaissants après la Seconde Guerre Mondiale, les championnats automobiles soviétiques restent pourtant absents de nos anthologies : la Guerre Froide et le rideau de fer ont sans doute contribué à ce que l’étonnante vitalité de la production et des compétitions en URSS et dans le bloc de l'est soit restée largement anonyme dans nos contrées. Sans parler des apriori occidentaux sur les voitures de l’est, dont l’interminable liste de blagues Lada en est une parfaite illustration. Sports-prototypes, barquettes, rallyes, monoplaces, toutes les catégories y furent représentées…y compris la F1 soviétique !
La course auto, un sport pas très bolchévique
Comme dans les autres grandes nations, l’aristocratie contribua à populariser l’automobile dans la Russie des Tsars. Le journaliste et pilote Andreï Nagel popularisa l'automobile dans son pays avec le magazine Avtomobil,qui connu un réel succès jusqu'à sa disparition en 1917. Il participa aussi à de nombreuses courses de régularité et rallyes à travers le pays et en Europe. La Révolution bolchévique de 1917 puis les ravages considérables de la guerre civile, qui laissent la Russie exsangue, mettent un terme à cet « âge d’or », Nagel faisant partie des nombreux exilés.
A priori, l’URSS ne pouvait pas être une terre favorable aux sports mécaniques. Peuplé d’aristocrates et de bourgeois, ce sport élitiste semblait trop éloigné des valeurs socialistes. La quête de gloire de ces héros individuels souvent fortunés s’accommodait mal de l’idéologie collectiviste et égalitaire soviétique, qui s’exprimait davantage dans les sports collectifs et olympiques. Sauf que l’automobile n’était pas seulement un objet de luxe « bourgeois » mais aussi un symbole de technologie, de modernité et de puissance, autant de principes importants aux yeux du régime soviétique dans sa volonté de défier l’Occident.
Cependant, dans les années 20 et 30, alors que l’automobile prend un essor considérable dans les grandes nations occidentales et que les grandes compétitions se multiplient, cela reste encore très confidentiel en URSS. Les priorités fixées par Staline pour réaliser le socialisme sont ailleurs. Via les plans quinquennaux, l’URSS doit d’abord investir dans l’industrie lourde pour rattraper les économies capitalistes, donner des tracteurs aux paysans et des armes modernes à l’armée. Les bouleversements sociaux-économiques brutaux à coup de de terreur et de Goulag n’offrent pas non plus un contexte serein. Enfin et surtout, l’absence même d’un marché de l’automobile dans un pays dont la population était majoritairement incapable de s’acheter un véhicule, n’offrait pas les conditions à l’épanouissement de l’automobile et des sports mécaniques en URSS.
Sokol 650, une « F1 russe » aux racines germaniques
L’intérêt de l’URSS pour les monoplaces de compétition est intimement lié au sort de l’Allemagne et à son partage en quatre zones d’occupation par les alliés, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Les usines et le quartier général du constructeur Auto Union, ancêtre d’Audi et fleuron de la compétition automobile allemande, se situaient dans la ville de Zwickau. Or cette ville et sa région, la Saxe, tombèrent du côté soviétique à la suite du découpage territorial de l’Allemagne conclu entre l’URSS et les occidentaux à Yalta. Les russes mettaient ainsi la main sur la technologie et le savoir-faire de la marque. Mieux encore, plusieurs Auto Union type C et D, cachées à la fin de la guerre dans des mines, furent retrouvées par l’armée rouge et expédiées en Russie. Les ingénieurs de l’industrie automobile soviétique purent s’en donner à cœur joie, ayant entre les mains les voitures de courses les plus performantes et victorieuses des années 30.
Un imposant "fils à papa"
Dès 1946, le département recherche et développement Auto Union est ressuscité à Chemnitz, sous le contrôle des autorités soviétiques. Le précieux personnel d’ingénierie est partagé entre des projets pour la future RDA et des projets pour la Russie. Peu après, les russes retrouvent les modèles Auto Union Type C et D dissimulés et les expédient en URSS pour étude. Cette découverte favorise en 1947 le développement d’un projet de voiture de course baptisé Sokol (« faucon » en russe) 650, dans l’espoir de l’inscrire dans la nouvelle catégorie reine des monoplaces. La Formule 2 litres supplante l’ancienne formule 3 litres turbocompressé ou 4.5 litres atmosphérique, les monstres de puissances d’avant-guerre n’étant plus tolérés.
Cette volonté soviétique de débarquer dans un sport jusque là dominé par les Européens et les Américains (chacun chez soi) s’explique par le nom de son plus fervent supporter, un certain Vassily Staline. Le fils du « petit père des peuples », général de corps d'armée aérien et commandant des Forces aériennes du district militaire de Moscou, profite de son statut pour se faire plaisir. Il a déjà investi dans un club omnisport de Moscou qui truste les titres en hockey sur glace et de basketball. Passionné de vitesse, il rêve de bâtir une écurie de course patriotique capable de défier l’autre monde et joue de son influence pour obtenir des financements et des moyens humains nécessaires à l’accomplissement du projet. Le directeur du projet course, Mlyshkin, a ses entrées au gouvernement et obtient le nécessaire, y compris des nouveaux pneus Pirelli importés d’Italie, preuve que le défi est prix au sérieux par les services de propagande.
Un échec cuisant
La Sokol 650 testée à partir de 1952 est donc la première monoplace soviétique destinée à affronter des rivales occidentales dans des compétitions internationales. Très fortement inspirée au niveau du design par l’Auto Union Type D d’avant-guerre, dont elle a peut-être repris certaines pièces, elle dispose d’un moteur 4 cylindres de 1990cc en position centrale, délivrant une puissance de 152 chevaux à 8000 trs/min. Le train avant est équipé de roues indépendantes et imite parfaitement l’Auto Union type D, par contre la transmission est placée entre le moteur et l’essieu arrière, alors que les Auto-Union d’avant -guerre disposaient d’une transmission placée derrière l’essieu arrière. Les premiers essais de roulage menés autour de l’usine puis sur une autoroute s’étaient montrés concluants mais la suite fut bien moins satisfaisante. Vassily Staline avait affrété un avion pour rapatrier les Sokol en URSS et les faire tester à Moscou. Sur place, les essais furent rapidement décevants.
Les mécaniciens rencontrèrent de grandes difficultés avec les carburateurs et les voitures étaient régulièrement affectées par des problèmes de puissance, auxquels il fallait ajouter la difficulté de se procurer les carburants spéciaux nécessaires pour le bon fonctionnement de la mécanique. Les Sokol sont malgré tout alignées sur une course, qui se termine par u double abandon. Vassily Staline fait renvoyer les voitures en Allemagne pour étude mais les problèmes techniques furent vite balayés par la politique : la mort de Staline en 1953 change la donne et son fils fait partie des victimes de la déstalinisation, ruinant ainsi ses espoirs de créer une écurie de course soviétique. Les essais se poursuivirent malgré tout en Allemagne de l’Est, à Chemnitz mais les problèmes inextricables du moteur eurent finalement raison du projet, abandonné dans le courant des années 50.
L'URSS n'avait cependant pas dit son dernier mot.
Photos : Wikimedia Commons et 8W