Tous les fans de sport auto savent reconnaître cette livrée entre mille. Bleu ciel avec une bande orange centrale ? Pas de doute, c'est Gulf ! Mais c'est quoi "Gulf" ? Le paradoxe de cette marque d'essence, associée au Mans, c'est qu'elle n'a jamais eu de stations-service en France !
L'or noir de Spindletop
Spindletop est un village texan, au bord du Golfe du Mexique. D'après la légende, du gaz s'échappait du sous-sol et à la moindre étincelle, il prenait feu. On soupçonnait donc qu'il y avait du pétrole. En 1892, trois prospecteurs amateurs se lancèrent. Quelques années et zéro goutte d'or noir plus tard, un certain Anthony F. Lucas prit le relais et poursuivit les forages. Le 10 janvier 1901, miracle : un geyser noir s'éleva dans les airs. La Standard Oil rappliqua, mais le Texas (échaudé par le monopole de la compagnie) refusa de lui attribuer une concession. Plusieurs compagnies se créèrent pour exploiter le gisement, dont la Gulf Oil. Lucas était soutenu par des financiers de Pittsburg. La Mellon Bank de Pittsburg, qui était un proto-business angel, s'intéressa au pétrole de Spindletop. Elle finança l'une des start-up, Gulf Oil. Cette dernière put s'offrir une raffinerie à Port-Arthur, puis un pipeline vers Spindletop et enfin, des champs pétrolifères dans l'Oklahoma... La compagnie était lancée. Notez que parmi les start-ups de Spindletop, il y avait aussi Texaco.
Les premières pompes à essence étaient installées près des épiceries et autres "trading post". Gulf Oil eut l'idée d'un commerce dédié, la station-service. Le 1er décembre 1913, elle ouvrit une première pompe dans le fief de Mellon, Pittsburg. Le premier jour, la recette s'éleva à 8,1 $. Le samedi suivant, la pompe réalisa 94,5$ de chiffre d'affaires. Quelques mois plus tard, la pompe de Pittsburg réalisait près de 500$ de recette quotidienne, soit à peu près le prix d'une Ford T. Bientôt, les pétroliers allaient se lancer dans la distribution et les Etats-Unis être quadrillés de stations-service. En 1924, Gulf inventa le concept de station ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Du Golfe du Mexique au Golfe Persique
Dans l'entre-deux guerres, Gulf se diversifia : prospection hors des Etats-Unis, raffineries off-shore, transport par supertankers, fabrication de pièces de plastique... L'Etat américain voulait mettre des bâtons dans les roues à la tentaculaire Standard Oil et Gulf fut un de ceux qui en profitèrent. Pour symboliser sa puissance, la compagnie bâtit la Gulf Oil Tower, à Pittsburg.
Gulf ouvrit également un bureau à Londres pour gérer ses activités dans "l'hémisphère est" (Europe, Asie et Afrique) sous le nom de "GOCEH". Le Koweït n'était alors qu'un port spécialisé dans les pêcheurs de perles et la piraterie. L'Arabie Saoudite voisine s'était accaparée l'essentiel de ses terres, sous le regard complaisant des Britanniques, car le Koweït avait soutenu les Ottomans durant la Première Guerre Mondiale. En 1934, BP et Gulf y trouvèrent du pétrole et fondèrent la Gulf Oil Company. Le destin de cette obscure monarchie s'en trouva bouleversé.
Gulf au Mans
Dans les années 60, Gulf était l'une des "sept sœurs", ces sept compagnies mondiales qui contrôlaient l'essentiel de la production et de la distribution du pétrole. En 1964, un cadre supérieur de GOCEH, Grady Davis, voulut une Ford GT40 "street version". Son ami Caroll Shelby lui dit que John Wyer (qui gérait les engagements européens des GT40) en aurait sans doute une. Wyer n'en avait pas en stock, mais indiqua à Davis qu'il pouvait passer par lui pour en commander une. Ce dernier se rendit ensuite fréquemment à l'atelier de Wyer, même une fois sa voiture livrée. Il eut alors l'idée que Gulf sponsorise les GT40 de Wyer. Il en parla à ses responsables et quelques jours plus tard, Wyer était dans un avion pour Pittsburg. La direction trouvait que le contrat n'était pas assez ambitieux et un second contrat fut rédigé. Ce fut une pluie de dollars pour Wyer. Ford avait tendance à ignorer ses suggestions et ses griefs. Alors Wyer reconstruisit ses GT40, qu'il renomma Mirage M1, en 1967. Ces voitures remportèrent plusieurs courses d'endurances (au détriment des GT40 "usine".) Ford voulu alors renouer le contact. Les Mirage M1 redevinrent des GT40, puis elles gagnèrent les 24 heures du Mans 1968 et 1969.
Gulf était également présent en F1, avec McLaren, puis Brabham, mais s'y contentait de stickers, alors que les GT40 étaient entièrement repeintes aux couleurs du pétrolier. A la fin des années 60, le sponsoring était encore rare et Gulf était donc d'autant plus visible.
Fin 1969, l'ACO bannit la GT40. Wyer proposa ses services à Porsche. Le constructeur allemand, conscient de son sérieux, lui confia des 917 et Wyer participa au développement. En 1970, Steve McQueen cherchait des voitures pour le tournage de Le Mans. Il récupéra les 917 de Wyer, dont il fit les gagnantes de son film. Les images de McQueen dans sa combinaison "Gulf" ou au volant d'une Porsche bleue et orange firent le tour du monde...
Lorsque la 917 fut chassée du Mans, Wyer développa ses propres voitures, les Mirage. L'équipe gagna de nouveau les 24 heures du Mans, en 1975. A cause du choc pétrolier, Gulf voulu arrêter le sponsoring. Wyer revendit son équipe, ses voitures et prit sa retraite. La Mirage courra encore un peu, mais avec d'autres couleurs. Pendant ce temps McLaren avait quitté Gulf pour Texaco, le voisin de Spindletop...
Implosion
Gulf Oil n'a pas su prendre le virage des années 80. En 1982, T. Boone Pickens lança une OPA hostile sur un autre pétrolier, Cities. Gulf Oil vint maladroitement au secours de son collègue et Pickens lança alors une OPA sur Gulf. Dans une impasse, Gulf Oil appela Chevron à la rescousse, fin 1984. En 1985, Chevron prit le contrôle effectif de Gulf Oil. Pour information, Chevron a depuis fusionné avec Texaco (encore eux !)
Chevron a essentiellement reprit les activités de prospection, d'extraction, de transport et de raffinage de Gulf Oil. Les stations services US appartenaient à des franchisés indépendants qui se retrouvèrent livrés à eux-mêmes. Cumberland Farms, propriétaire de plusieurs stations Gulf, parvint à réunifier les franchisés survivants puis négocia avec Chevron l'utilisation du nom "Gulf" pour l'Amérique du Nord, l'Amérique latine, l'Espagne et le Portugal.
Au Koweït, le gouvernement prit le contrôle de la Gulf Oil Company qui devint Koweit Oil Company pour éviter toute confusion et ses stations-service furent rebaptisées Q8 (car cela sonne comme "Koweit", en anglais.) Dans les années 80, Q8 racheta certaines stations-service Gulf, notamment en Scandinavie. Q8 s'impliqua en rallye, sponsorisant le team Ford.
Retour en compétition
Au début des années 90, Ray Bellm, pilier du "C2", avait conscience que les GT représentait l'avenir. Il fit jouer son carnet d'adresses pour se faire construire une voiture, la McLaren F1 GTR, et trouver un équipier en la personne de Lindsay Owen-Jones, alors président de L'Oréal. Pour le sponsoring, Bellm approcha Gulf, c'est-à-dire l'ex-GOCEH qui n'était plus que l'ombre de l'entreprise des décennies précédentes. Le pétrolier accepta. Notez que les McLaren de Bellm et Owen-Jones portèrent alors les couleurs modernes de Gulf, bleu marine et orange. En 1996, Bellm fusionna son équipe avec celle de Thomas Bscher. Les voitures portaient les sponsors des deux équipes, mais en revenant à la livrée "historique" de Gulf.
En 2001, Stefan Johansson engagea une Audi R8 privée, aux couleurs de Gulf, en ELMS. Le deal ne dura qu'un an. En effet, en 2002, l'Indien Hinduja racheta l'ex-GOCEH et dans la confusion, les budgets furent gelés. En 2005-2006, le Paul Belmondo Racing peignit ses Courage C65 en bleu ciel et orange, en hommage à la grande époque de l'endurance. En 2008, Gulf s'associa à AMR. Cette fois, il n'était plus question de nostalgie, mais bien de gros sous. Débutée avec des DBR9, la collaboration continue à ce jour et on revit les fameuses couleurs sur la Lola-Aston Martin, l'AMR One et la Vantage GTE.
Roald Goethe collectionne les voitures de courses aux couleurs de Gulf. On a pu voir sa collection à Rétromobile, en 2011. Il récupéra le sponsoring de Gulf, au détriment d'AMR et fonda le Gulf Racing. On a également vu le pétrolier avec Oak Racing et le Gulf Racing Middle East (aucun lien avec la structure de Goethe.) Par ailleurs, l'entreprise est le sponsor-titre de la FG 1000.
En parallèle, Gulf Oil (USA) a créé Gulf Racing Fuel, une gamme de carburants de compétition et d'additifs pour voitures anciennes. Il sponsorise plusieurs équipe de dragsters, mais il est beaucoup plus discret que Gulf Oil International.
Gulf et Gulf
Surfant sur la nostalgie, Gulf Oil International (l'ex-GOCEH) commercialise des vêtements, des objets et même des meubles, inspirés de l'époque "John Wyer". Bien sûr, il ne fabrique rien lui-même. Il a négocié l'utilisation des couleurs avec différentes marques.
Gulf Oil International joue les gros bras. A contrario, Gulf Oil (USA) veut plutôt être "la station-service du quartier". Au lieu de sponsoriser des voitures de courses, le Gulf américain s'investit dans les concerts gratuits et les petits évènements sportifs... Néanmoins, il a lui aussi compris qu'il y avait un business. Jouant sur les subtilités de la propriété intellectuelle, l'entreprise propose également des vêtements, des miniatures et des objets aux couleurs de Gulf.
Globalement, la situation est confuse. A Rétromobile 2011, Goethe, soutenu par Gulf Oil International, exposait des objets licenciés Gulf Oil (USA.) Et Gulf Racing Fuel se vante des succès du Gulf Racing (lié à Gulf Oil International.)
Crédits photos : Porsche (photos 1, 7 à 9 et 14), Gulf Oil (photos 2, 4, 13 et 15), SMU Central University Library (photo 3) et Internet Archives Book Images (photo 5), Ford (photo 6), Q8 Oils (photo 10) et Gulf Oil International (photos 11, 12 et 14.)