Pour commencer, il faut se replacer dans le contexte des Etats-Unis, au début des années 70.
Jusqu'ici, monsieur et madame Smith ne se posent pas trop questions. Ils veulent une voiture toujours plus grosse, toujours plus puissante et toujours plus confortable.
Et d'un seul coup, on leur parle de sécurité et de pollution.
La crise du pétrole de 1973 en rajoute une couche. L'essence devient chère. Les plus pessimistes ressuscitent Maltus: à ce train-là, en 1986, on aura pompé la dernière de pétrole. Il faut économiser le carburant. Et vite.
Les Smith ont peur. La voiture, telle qu'ils la connaissait, semble condamnée.
Les Smith ont faim de nouvelles idées.
Des têtes émergent. Véritables experts issus de l'armée ou du sport automobile, savants plus ou moins fous, businessman opportunistes... Il y en a pour tous les goûts, du boitier à adapter sur son moteur jusqu'au prototype complet.
Difficile d'y distinguer les vraies inventions des projets mal ficelés, voir du charlatanisme pur.
Et puis arrive Geraldine Elisabeth "Liz" Carmichael. Cette femme avait construit sa première voiture à 18 ans, dans la ferme de l'Indiana où elle a grandi. Puis elle a épousé un ingénieur de la Nasa. Ce dernier meurt et la laisse avec 5 enfants, ça n'empêche pas Carmichael de passer un diplôme d'ingénieur et de créer sa voiture, la Dale.
Avec son profil de mère-courage, Carmichael plait tout de suite aux médias. Elle mesure 1m80, pèse un quintal, mais porte volontiers des mini-jupes! En prime, elle possède un bagou et un franc-parler certain. Bref, c'est une "cliente" idéale pour un débat-télé.
Sa Dale possède un bicylindre 850cm3 40ch. Elle revendique 135km/h en pointe et seulement 3,5l aux 100km.
Sa carrosserie est réalisée dans un plastique développé pour la NASA, à la fois ultra-résistant et ultra-léger. D'ailleurs, Carmichael dit qu'elle a réalisé son propre crash-test à 50km/h (en tenant le volant!) et que ni elle, ni la voiture n'avaient rien.
La Dale sera vendue à partir de 1975, au prix de 2 000$ (le prix d'une Ford Pinto de base.)
Sa société, Twentieth Century Motor Car Corporation, dispose d'une centaine d'ingénieurs et de trois énormes entrepôts à Burbank (l'un des aéroports de Los Angeles.)
Elle a déjà levé 10 millions de dollars et elle sera capable de produire 88 000 voitures en 1975, puis 225 000 voitures en 1976.
Au fil des semaines et des interviews, l'intérêt pour la Dale grandit.
En ces temps de disettes, la Dale semble la solution-miracle. Enfin une voiture économique et sûre!
Les caricaturistes dessinent les "trois grands" inquiets face à cette femme charismatique et volontaire.
On se bouscule au siège de Twentieth Century Motor Car Corporation, à Encino, près de Los Angeles.
Les uns versent des acomptes pour obtenir une Dale.
D'autres déposent leur CV. Carmichael recrute à tour de bras et elle paye ses employés en actions (une procédure habituelle pour une jeune société.)
L'organigramme officiel ne compte pourtant que 3 personnes: Carmichael, Viviann Barrett-Michael (sa secrétaire personnelle) et Dale Clifft (responsable du B.E.)
Au milieu de cette agitation, le Department of Motor Vehicle (DMV) de Californie mène son enquête.
D'emblée, ça sent le souffre.
Twentieth Century Motor Car Corporation n'a pas d'autorisation de construire des voitures.
Le "siège" est un petit bureau encastré entre une clinique de chirurgie esthétique et une boutique pour numismates. Une poignée de pseudo-ingénieurs y travaillent sans le moindre matériel.
Les hangars de Burbank sont vides et cela fait des mois que Carmichael ne paye plus son loyer.
Le prototype immatriculé "Dale 1" est une maquette grossière avec un train avant de 4x4 (avec des roues vissées dessus) et un moteur de groupe électrogène (qui n'est relié à rien.)
Plus troublant: l'état de Californie n'a pas de permis de conduire au nom de Carmichael et il n'y a aucune trace d'elle à l'état-civil.
En fait, à la base de la Dale, il y a Dale Clifft (le responsable du B.E.)
C'est un simple ingénieur de l'équipementier militaire Litton Industries. Il construit une voiture dans son garage, en utilisant le cadre et le moteur d'une BMW R69 US (NDLA: d'ailleurs, son flat-twin cube 550cm3 et non 850cm3 comme annoncé par Carmichael.)
Après avoir terminé, il est approché par l'United States Marketing Institute, qui propose de commercialiser sa création. Cet obscur institut au nom ronflant est dirigé par Carmichael et il est basé à Encino. Une nouvelle pancarte plus tard, l'United States Marketing Institute devient Twentieth Century Motor Car Corporation.
Clifft embarque dans l'aventure. Le fait-il par envie de gloire? Ou à cause des 3 millions de dollars de royalties promis dés que la Dale sera produite? En tout cas, dans un premier temps, il travaille de manière bénévole.
Clifft aurait des discussions animés avec Carmichael. Son prototype (qui n'est pas celui exposé à Encino) n'a pas vocation à être une voiture révolutionnaire. Ce n'est qu'une voiturette à 3-roues.
Les caractéristiques annoncés sont largement inventés. Ainsi, le "plastique de la NASA" de la carrosserie est en fait du naugahyde, un simple dérivé du vinyle.
Clifft fini par réaliser que Carmichael ne compte pas produire de voitures. Elle souhaite simplement soutirer un maximum d'argent aux personnes.
Clifft essaye néanmoins de construire un prototype roulant, sans succès (faute notamment d'expérience dans l'automobile.) Un des ingénieurs assassine l'un de ses collègues. Le meurtre n'a rien à voir avec la Dale, mais cela effraye Clifft, qui démissionne.
En Californie, Carmichael commence à être grillée. Avec quelques collaborateurs, dont sa secrétaire, elle fuit au Texas.
Twentieth Century Motor Car Corporation annonce qu'outre la Dale, il va produire la Revelle et le break Vanagen.
Dans certaines interview, Carmichael sous-entend que le constructeur travaille sur une propulsion électrique, voir micro-hybride.
Les pigeons affluent dans son bureau de Dallas.
Au total, Carmichael aurait récolté 3 millions de dollars d'acomptes.
Carmichael est recherché en Californie. L'aventure texane ne dure que quelques semaines, car le FBI est à ses trousses et elle doit disparaitre.
Le FBI fait une découverte étonnante: "Liz" Carmichael s'appelle en fait Jerry Dean Michael!
Michael a été condamné pour faux et il a profité d'une libération sous caution pour s'évaporer, en 1962. Depuis, son nom est ressorti plusieurs fois dans des affaires d'escroqueries.
Viviann Barrett-Michael, sa secrétaire, est en réalité l'épouse de Michael et la vraie mère de leur 5 enfants.
Michael/Carmichael est arrêté à Miami en avril 1975, puis expédié(e) à Los Angeles. Il (elle) est condamné(e) pour vol à grande échelle et fraude.
Clifft reçoit 1 0001$ d'arriérés de salaire (plus un chèque en bois de 2 000$), qu'il les dépense dans une fondation, pour prouver son honnêteté.
L'affaire de la Dale restera longtemps ancrée dans la mémoire des Américains. Après cela, les autres projets de voitures "propres" (comme l'Amectran) subiront un accueil glacial.
Michael/Carmichael fait appel du jugement, au motif qu'on ne peut le mettre ni dans une prison pour hommes, ni dans une prison pour femmes!
En 1980, il (elle) est liberé(e) sous caution et comme en 1962, il (elle) en profite pour disparaitre.
En 1987, l'émission de TV Unsolved mystery lui consacre un épisode. Un téléspectateurs le(la) reconnait: elle est fleuriste, sous le nom de Kathryn Elisabeth Johnson, à... Dale, dans le Texas.
Il (elle) est interpellé(e) et incarcéré(e) dans une prison pour hommes. Au bout de 2 ans, il (elle) est libéré(e) sur parole. Il (elle) serait mort(e) en 2004 d'un cancer.
Le prototype d'Encino est aujourd'hui exposé au Petersen Museum.
Crédits photos: GM (photo 2), BMW (photo 7), Naugahyde (photo 8) et Petersen Museum (photo 11)