Le choix du Japon pour la sortie initiale de ce long métrage produit par Universal et Working Title n’est pas fortuit. En dehors du Brésil, où Senna reste une figure tutélaire, il n’est d’autre nation plus respectueuse et attachée au pilote disparu. Sa longue association à Honda, dont le vieux Soichiro l’aimait comme un fils, son approche sans compromis et son besoin de perfection dans son art ont touché une corde sensible dans la psyché des amateurs japonais, et il y avait une atmosphère particulière dans la salle qui se remplissait de spectateurs plus âgés que pour le blockbuster moyen, plus calmes, recueillis presque.
Le cinéma a toujours été tenté par la course automobile, mais n’a que très rarement réussi à la dépeindre. Sans même parler des désastres absolus du type Driven, les quelques titres qui surnagent valent essentiellement pour le témoignage documentaire qu’ils fournissent. Sans ses images fantastiques de la saison 1966, Grand Prix ne serait qu’un mélo hollywoodien tartignolle. Et même si on aime beaucoup Le Mans, témoignage essentiel sur les sport-prototypes des années 70, il faut admettre qu’il puisse avoir un effet soporifique violent pour qui ne s’intéresse pas de très près à l’épreuve sarthoise, malgré le soin maladif apporté par Steve McQueen à sa mise sur pied.
“Senna” contourne l’obstacle principal en n’étant pas une fiction mais un film documentaire composé d’images d’archives, pour beaucoup rarement ou jamais vues. Le réalisateur Asif Kapadia a eu accès aux archives de la famille Senna et celles de la FOM avec la bénédiction de Bernie Ecclestone. Il n’empêche, l’implication d’Hollywood dans l’entreprise ne pouvait qu’inspirer les plus grandes craintes. Il faut donner crédit à son auteur qui a su résister à la pression de ses producteurs qui voulaient axer le film sur le fatal week-end d’Imola, au risque de pencher dangereusement vers le film d’exploitation voyeuriste détestable “La mort à 300 km/h” dont le prototype reste une horreur italienne de 1978 nommée “Formula 1 Febbre Della Velocita”. Le funeste Grand Prix de San Marin 1994 reste un élément majeur du film, sa conclusion, mais le film est articulé globalement en 3 parties respectant la chronologie de la carrière d’Ayrton Senna : l’arrivée en Europe et les débuts en F1, la période McLaren et la disparition.
S’il est impératif pour les amateurs de F1 de voir ce film, à cause des images inédites qu’il contient et de celles que l’on connaît mais qu’il faut revoir, il ne s’agit pas à proprement parler d’un film sur la Formule 1. Le sujet est avant tout l’homme Senna. A l’écoute de ses interviews, il est frappant de se rendre compte à quel point le niveau de son discours est bien loin de ce qu’on peut entendre aujourd’hui. La compétition et la poursuite de la victoire avaient pour Ayrton Senna une dimension métaphysique. Il n’envisageait la vie qu’à travers elles, y projetant ses notions de justice, de réussite, de vérité, de peur. Cette personnalité complexe donne toute sa stature au personnage. Extrêmement intelligent, d’une grande sensibilité, il avait décidé le premier, avant que Schumacher n’en fasse un comportement normatif, de jeter le fair play aux oubliettes, considérant que la victoire valait tous les affrontements. Le duel avec Prost est celui qui définit Senna, qui lui donna la raison de se surpasser et devenir légendaire. Le film est à ce sujet quelque peu injuste, présentant le Français comme l’homme du système, appuyé par un terrifiant Jean-Marie Balestre imprécateur à côté duquel Max Mosley fait figure d’aimable notabilité. La réalité fut plus complexe. “Senna” a le mérite toutefois de montrer la réconciliation finale entre ces deux pilotes d'exception, unis malgré eux à jamais dans la domination sans partage qu’ils ont exercé sur leur ère.
Le cinéaste s’est donc appliqué à cerner les contours de l’homme, présentant quelques-uns des moments importants de sa carrière, comme son arrivée sur la scène mondiale lors du Grand Prix de Monaco 1984, sa victoire du Portugal 1985, sa faute de Monaco 1988, les titres et les accrochages de Suzuka, l’accident du Mexique 1990 et la victoire au Brésil en 1991, et ses violents démêlés avec le pouvoir sportif. On le voit ainsi dans une scène fascinante, claquant la porte du briefing des pilotes du Grand Prix du Japon 1990, toujours profondément blessé par son déclassement de l’année précédente. Le film montre également comment Senna avait une conscience aigüe du danger, profondément marqué par l’accident terrible de Martin Donnelly en 1990, puis par la mort de Roland Raztenberger lors des qualifications d’Imola 1994. Sa réaction, dans les deux cas, fut celle d’un homme qui ne pouvait se soustraire à sa destinée. Alors que le professeur Sid Watkins, inquiet de voir Senna brisé par la mort de Ratzenberger, l’incitait à tout arrêter et ne pas disputer la course du lendemain, Senna lui répondit “Sid, je ne peux pas m’arrêter, je dois courir”. A la perspective de ce moment, la carrière entière du pilote jusqu’à sa fin abrupte apparaît comme un arc tragique qui ne pouvait connaître une autre conclusion.
Il est difficile de faire le reproche au film de manquer de contenu, tant les 100 minutes qu’il dure sont pleines de moments importants, mais on peut regretter de ne pas entendre plus certains témoins directs comme Gerhard Berger qui était le plus proche de Senna parmi les pilotes, ou Rubens Barrichello, ou que certains grands moments de Senna le pilote soient absents comme sa victoire à Donington en 1993 ou son incroyable duel avec Mansell à Monaco 1992. Ce n’était sans doute pas souhaitable d’allonger encore l’oeuvre, dans la mesure où le film se veut malgré tout accessible au grand public. Reste que ce film rend justice à cet immense pilote qui a marqué tous ceux qui ont eu la chance de le voir en activité et qu’il est chaudement recommandé, pour eux et pour ceux qui veulent se faire une idée de qui était Ayrton Senna.
Images copyright Universal Studios 2010
http://www.youtube.com/watch?v=BfyPCyhpXm0
http://www.youtube.com/watch?v=Y9GnfTJApGY